Anna

La mécanicienne marine

Anna est une puce océane qui bondit et rebondit, de mers en ports, de formations en jobs maritimes, d’idées en expériences. Sur un chantier bénévole en non mixité choisie1 de rénovation du vieux gréement portugais l’Albarquel2, Anna, 34 ans, était l’une des référentes « méca » de l’association marseillaise Les Bordées3. Entre une bricole à réparer en salle des machines et la révision électrique du GPS, Anna s’est confiée sur son rapport à la mer, le temps d’une pause café, rive sud du Tage.

Une première rencontre avec la mer sous les vents turbulents de la misogynie

En 2008, Anna est partie en bateau stop avec son compagnon de l’époque, à 21 ans, à bord d’un catamaran de 12 mètres, au départ de La Rochelle direction les Antilles. Ce fût sa « première rencontre » avec la mer. Passées les premières 24 heures où, dans le Golfe de Gascogne, « ça brassait grave, c’était la tempête », Anna a découvert la vie à bord, les quarts, les étoiles qui scintillent dans le ciel.

Pourtant la désillusion est vite arrivée. Difficile en effet de faire sa place à bord en tant que seule équipière féminine lorsque le capitaine lui demandait, à elle plutôt qu’aux trois autres membres masculins de l’équipage, de faire le ménage et lui ordonnait de rentrer à l’intérieur dès qu’il y avait une manœuvre délicate ou un potentiel danger. Protection, machisme ? Elle ne savait trop quoi penser, d’autant qu’elle n’avait jamais reçu d’éducation genrée : enfant, ses parents la laissait grimper aux arbres et bricolait un peu. Son copain, qui partait de rien tout comme elle, a quant à lui reçu la confiance « d’homme à homme » du capitaine qui lui apprenait plein de choses. Anna écoutait alors à côté. D’autres anecdotes sexistes sont venues la bousculer et lui donner l’impression qu’elle ne servait à rien à bord.

Une deuxième rencontre plus stimulante

Arrivés aux Antilles, ils ont expérimenté d’autres navigations en bateau stop et ont rejoint La Martinique. Ils ont trouvé une annonce pour éventuellement faire la transat retour : un capitaine cherchait une gars et une fille comme équipiers, l’homme aux manœuvres, la femme auprès des enfants pour faire les leçons. Anna a dit non !

Tout proche de leur mouillage, deux « magnifiques trois mâts », la Rara Vis et le Bel Espoir, trônaient dans l’anse. Les personnes à bord y faisaient du trapèze et se baignaient, dont « plein de filles ». « Ça avait l’air trop chouette, très vite j’ai eu envie de les rencontrer ! » se remémore-t-elle. Un tour d’annexe et Anna aborde le Rara Vis et rencontre ainsi Michel Jaouen, « en train de lire des journaux en anglais », assis sous le grand roof. Michel Jaouen est le fondateur aujourd’hui disparu de l’association Amis Jeudi Dimanche (AJD) située dans le Finistère près de l’Aber Wrach.

Ni une, ni deux, Michel Jaouen invite Anna et son copain à son bord pendant une semaine. L’occasion de découvrir une autre manière de naviguer et de discuter de la formation aux métiers de la mer proposée par l’AJD : « en deux secondes, j’ai su que je voulais suivre cette formation », un vrai déclic pour Anna.

L’AJD : la rencontre avec la mécanique

Elle explique que les stagiaires de l’AJD sont réunis autour d’un chantier commun où ils ont la possibilité de tout faire – de la voilerie, de la mécanique, de la soudure – et aussi d’apprendre à naviguer. C’est une école dont « les moyens de transmission sont vraiment libres ». Anna fait remarquer que les formateurs sont majoritairement des hommes mais que, pour autant, la parité et l’égalité des genres parmi les stagiaires y seraient un point de vigilance.

Elle a commencé par le chantier bois, puis s’est mise à faire de « la ferraille » (soudure). Ensuite, elle a embarqué sur le Bel Espoir pendant six mois sur une transat aller retour où elle a été « poussée dans la machine de manière trop belle », se souvient-elle : il lui fallait trouver une fuite dans le moteur ! C’est ainsi qu’elle s’est mise à faire de la mécanique bateau : « c’est comme un petit terrain de jeu avec plein de machines à gérer et où tu surveilles tout ». A bord, les personnes qui s’y connaissaient lui expliquaient des tas de choses pendant les pauses. « La transmission, elle se faisait comme ça, il n’y a pas de honte à ne pas connaître », assure-t-elle !

 » Dans l’esprit de plusieurs projets collectifs de bateaux tel que celui des Bordées ou du Polar Sternen, il y a beaucoup de celui de l’AJD. Tu arrives tel que tu es et tu trouves ta place, on donne la confiance aux gens et le sentiment d’être utile. Quand tu navigues, tout le monde a une place. Au début c’est dur de trouver sa place mais, en fait, on a besoin de tout le monde car il y a toujours un moment en mer où tu es fatigué et du coup on se relaie dans les énergies, […], c’est trop bien, surtout quand ce sont tes copains ». Pour Anna, son lien avec la mer, « c’est grâce à l’AJD », résume-t-elle.

Des formations, encore des formations !

A la sortie de l’AJD, elle est partie suivre une nouvelle formation à l’école de pêche de l’île d’Yeu. Elle en est ressortie avec un diplôme de motoriste à la pêche dont elle est très fière mais, quand elle a cherché à travailler, personne ne voulait embarquer de fille. Baluchon à l’épaule, elle est retournée à l’AJD pour installer un système électrique sur un bateau. Anna n’a donc pas fait de pêche. Elle croit que, physiquement, elle n’aurait pas tenu le coup, « c’est vraiment dur ».

Toujours en train de rebondir, Anna faisait le point sur sa carte des formations, il lui fallait un diplôme plus important… celui d’officier mécanicien dans la marine marchande ! Elle a donc rejoint l’École nationale supérieure maritime de Saint-Malo pendant deux ans et obtenu son brevet haut la main. D’équipages français sur des bateaux scientifiques où les conditions sociales du travail sont plutôt intéressantes car « tu ne bosses pas avec des Philippins qui sont payés ultra moins que toi » à des agences d’anti terrorisme et d’anti piraterie travaillant avec l’armée, Anna s’est forgée ses expériences.

Le temps nouveau des projets collectifs

Anna a également travaillé sur plusieurs vieux-gréements, période compliquée pour des raisons de sexisme à bord… Difficile d’asseoir sa légitimité sur ses compétences techniques en tant que femme ! Selon elle, le milieu de la voile traditionnelle est l’un des milieux les plus rudes : « un milieu ultra machiste, que des gars, très à l’ancienne, très au mérite.,[…], tu n’as pas le droit d’avoir peur, tu n’as pas le droit de te tromper, tu n’as pas le droit d’émettre des doutes ».

Ensuite, elle s’est engagée sur d’autres voiliers tenus par des copains. C’est à cette occasion que, dans le port de Cadiz, quatre voiliers aux projets militants et alternatifs, dont l’Albarquel, se sont réunis et Anna y a découvert un autre univers (la réflexion sur les enjeux de société actuels et les rapports de domination), ainsi qu’un éclairage libre et libertaire sur la navigation. Elle a donc rejoint les Bordées, l’association marseillaise d’éducation populaire par la navigation, qui affrétait jusqu’à récemment l’Albarquel. Elle a passé du temps à naviguer avec eux et à y faire de la mécanique, leur esprit bienveillant lui redonnant du baume au cœur.

L’été 2019, Les Bordées cherchaient un capitaine pour un séjour cinéma. Anna s’est prêtée à l’exercice, accompagnées par deux membres de l’association, et s’est rendue compte qu’elle arrivait à maîtriser correctement le bateau. Bilan positif donc ! Elle a porté à nouveau la casquette de capitaine lors d’un second convoyage où elle s’est sentie à l’aise dans ses compétences et prises de décision. Être capitaine sur l’Albarquel, ce n’est pas comme être capitaine sur un autre bateau. La navigation est portée de manière horizontale : « c’est juste l’idée que le capitaine tranche à un moment où il faut trancher, par exemple quand il y a une décision lourde à prendre ou quand cela concerne la sécurité puisque, de toute façon, la responsabilité est portée juridiquement par le capitaine ».

La voile au féminin, et pourquoi pas ?

Anna confie que « moi, je suis devenue comme un mec, sur la défensive ». Avec les Bordées, elle apprend peu à peu à déconstruire son fonctionnement car elle a réalisé que toutes les filles n’ont pas eu le même parcours qu’elle.

Anna évoque les Sea Women4, rebaptisé récemment les SeaWho, « le réseau d’entraide féministe sur l’eau ». Elle conclue qu’elle a manqué de ne pas avoir rencontré suffisamment de marins « complices et pros » avec qui discuter de sexisme et de la place des femmes et des minorités à bord. Pour faire face au paternalisme de certains, il faut lutter un peu, tout en acceptant que c’est une histoire de génération et que ça évolue petit à petit. « Pour prendre la place qui n’est pas donnée par les mecs, sur un bateau, il faut que les mecs ne soient pas là. Les femmes prennent confiance ainsi. »

Puisque la mer, c’est toute sa vie maintenant, elle ne peut pas définir en un mot son sentiment. « En mer, c’est simple », synthétisera-t-elle. Foisonnante d’anecdotes incongrues et d’histoires drôles, débordante d’énergie, Anna a une profonde envie de se rendre aujourd’hui dans les lieux où il n’y a pas se battre, « là où c’est facile », notamment ceux tenus par des pairs impliqués dans la construction de projets collectifs et attentifs aux questions de genre.

1. Sans homme cisgenre.

2. Ce vieux-gréement réalisait autrefois du fret de sel depuis le sud du Portugal,jusqu’aux différents ports morutiers du pays. Racheté en 2014, le bateau a été confié à l’association marseillaise Les Bordées qui organisent des séjours et des convoyages aux beaux jours en Méditerranée, ainsi que différents chantiers de réfection l’hiver sur l’un des plus anciens chantiers navals du Portugal, au bord du Tage. Fin 2021, l’Albarquel a été racheté par un couple de Français ayant une entreprise de chartering.

3. https://www.helloasso.com/associations/les-bordees

4. https://seawho.noblogs.org

Auteur : Mathilde Pilon

L’Albarquel

Albarquel – Portugal – Janvier 2020

Reportage réalisé en janvier 2020 près de Lisbonne au Portugal lors d’un chantier collectif bénévole de réfection d’un vieux gréement portugais.

Début 2020, j’ai décidé d’embarquer pour de nouvelles aventures. J’ai largué mes amarres bretonnes pour participer à un chantier bénévole en non mixité choisie autour du bateau Albarquel au Portugal. Lisbonne de l’autre côté du rivage, sur les rives du Tage, à Sarilhos Pequenos plus exactement, notre petit groupe prenait le relai des travaux de réfection de ce ketch aurique au chantier de Mestre Jaime. Construit en 1957, il se consacrait au transport du sel depuis les salines du Sado, fleuve au sud du Portugal, jusqu’aux différents ports morutiers portugais. Albarquel connut plusieurs vies, et de port en port, il est arrivé à Marseille où l’association militante Les Bordées propose de faire découvrir la mer au plus grand nombre (https://www.helloasso.com/associations/les-bordees). Favorisant la transmission de compétences et l’apprentissage horizontal et par « le faire », Les Bordées convoie l’Albarquel jusqu’au Portugal, où celui-ci renoue avec ses racines le temps d’un petit coup de neuf durant l’hiver, avec le soutien d’un chantier naval traditionnel portugais.

Voici également quelques clichés de l’Albarquel et du chantier qui l’environne.

Aujourd’hui, l’Albarquel a été racheté par un couple de Français qui a l’a convoyé jusqu’à La Ciotat où ces derniers proposent désormais du chartering : http://www.albarquel.com.