Des femmes et la mer

Portraits de navigatrices d’aujourd’hui.

Par ordre d’apparence : 1. Charlotte Yven, voile légère et course au large ; 2. Martine Préel, accompagnatrice Défi Voile Adaptée ; 3. Emmanuelle Périé Bardout, exploratrice à Under the Pole ; 4. Louise Ras, skippeuse de l’Hirondelle et coordinatrice Sailing Hirondelle ; 5. Anna, à la « méca » sur l’Albarquel et membre des Bordées ; 6. Maëlenn Lemaître, championne du monde en match racing ; 7. Cotenteam, l’équipe féminin en J80 de Cherbourg ; 8. Julie Mira, coach voile adaptée aux femmes chez « Les Marinettes » ; 9. Raphaëlle Ugé, membre de Balance Ta Voile et éducatrice sportive en voile ; 10. Marta Güemes, amatrice de voile sportive et salariée à Ocean Peak Project ; 11. Gallia Vallet, artiste nomade ; 12. Cécile Le Sausse, chargée de projet à Explore ; 13. Cléo, membre de Liberbed

Au delà des navigatrices connues et médiatisées pour leurs exploits de régates, transat en solitaires, et autres courses autour du monde (Ella Maillard, Florence Arthaud, Isabelle Autissier), et de quelques aventurières originales (Anita Conti, Jéromine Pasteur, Tania Aebi) pour lesquelles il faut reconnaître tout leur mérite avant-gardiste, il est nécessaire de constater que leur reconnaissance est un phénomène récent – comme en témoigne la volonté aux Jeux Olympiques de 2024 d’organiser plus de régates en mixte (série 470) ou encore la confiance accordée par l’une des plus grosses écuries françaises de course au large à une femme, Clarisse Crémer, pour concourir à bord d’un monocoque le Vendée Globe de 2020.

Toutefois, il reste important de souligner que le milieu de la voile reste majoritairement masculin, tant dans le nombre de licenciés hommes à la Fédération Française de Voile bien supérieur à celui des femmes (seulement 25% de femmes licenciées, après l’âge de 15 ans) et dans la faible participation féminine dans les courses au large (10%), que dans les mentalités où le sexisme perdure. En effet, selon l’association britannique visant aux changements positifs (environnement, égalité des genre, etc.) dans la voile au niveau mondiale, la World Sailing Trust, une enquête menée dans plus de 75 pays montre ainsi qu’au moins 60% des femmes répondant au questionnaires ont été victimes de discriminations sexistes.

Sous forme de portraits de femmes impliquées dans le milieu de la voile en France, ce reportage s’attache à mettre en lumière treize femmes passionnées par la navigation, afin d’entendre leur voix et leur parcours, de comprendre ce qui les porte et de rendre compte de leurs choix de vie.

Comment sont-elles arrivées dans ce milieu ? Quelles sont leurs motivations ? Comment vivent-elles leur féminité à bord ? A quels obstacles ont-elles dû faire face ? Comment se sont-elles fait accepter en tant que femme ? Comment vivre une vie d’aventure et vie de couple ou de famille ? Portent-elles un enjeu fort à faire reconnaître leur place à bord ? Quels liens entretiennent-elles avec la mer et le bateau ?

Pour avoir un éclairage sur ces questionnements, je suis allée, en 2020 et 2021, à la rencontre de femmes (genre tel qu’elles se définissent elles-mêmes), vivant seule, accompagnée, en famille ou encore organisée en collectif militant, de skippeuses et régatières haut-niveau ou amatrices, de tout âge, de tout horizon, ou de femmes simplement animées par cette pratique.

Pour lire les articles :

Martine Préel : Accompagnatrice Défi Voile Adaptée

Anna : La mécanicienne marine

Charlotte Yven : De la régate à la course au large

Marta Güemes : De la Mini Transat à la voile pour tou.te.s.

Gallia Valet : L’artiste nomade

Cléo : La chercheuse d’idéal

Emmanuelle Périé Bardout : L’exploratrice

Louise Ras : La narratrice de la mer

Cotenteam : Le très enthousiaste équipage 100% féminin cherbourgeois

Cécile Le Sausse : L’énergique skippeuse

Julie Mira : La coach voile au féminin

Maëlenn Lemaître : La championne du monde en match racing

Raphaëlle Ugé : La lanceuse d’alerte

L’Albarquel

Albarquel – Portugal – Janvier 2020

Reportage réalisé en janvier 2020 près de Lisbonne au Portugal lors d’un chantier collectif bénévole de réfection d’un vieux gréement portugais.

Début 2020, j’ai décidé d’embarquer pour de nouvelles aventures. J’ai largué mes amarres bretonnes pour participer à un chantier bénévole en non mixité choisie autour du bateau Albarquel au Portugal. Lisbonne de l’autre côté du rivage, sur les rives du Tage, à Sarilhos Pequenos plus exactement, notre petit groupe prenait le relai des travaux de réfection de ce ketch aurique au chantier de Mestre Jaime. Construit en 1957, il se consacrait au transport du sel depuis les salines du Sado, fleuve au sud du Portugal, jusqu’aux différents ports morutiers portugais. Albarquel connut plusieurs vies, et de port en port, il est arrivé à Marseille où l’association militante Les Bordées propose de faire découvrir la mer au plus grand nombre (https://www.helloasso.com/associations/les-bordees). Favorisant la transmission de compétences et l’apprentissage horizontal et par « le faire », Les Bordées convoie l’Albarquel jusqu’au Portugal, où celui-ci renoue avec ses racines le temps d’un petit coup de neuf durant l’hiver, avec le soutien d’un chantier naval traditionnel portugais.

Voici également quelques clichés de l’Albarquel et du chantier qui l’environne.

Aujourd’hui, l’Albarquel a été racheté par un couple de Français qui a l’a convoyé jusqu’à La Ciotat où ces derniers proposent désormais du chartering : http://www.albarquel.com.

Masques

Les Masques sont une traduction photographique et scénographiée d’un recueil de poésie du même nom. Une photo illustre un poème.

A l’automne 2018, la série photo et les textes étaient visibles au bar Le Panama à Rennes.

Je remercie chaleureusement les modèles, les figurant.e.s et les technicien.ne.s qui se sont pris.e.s au jeu.

Cœur de dentelles
Le masque ganté
L’Arlequin masqué
Babel resort
La poupée à la tête tranchée
Masque post mortem
Orgamasque

La Ferme des 5 Sens ou le sens du collectif

Marie Bertrand est paysanne boulangère, et Marion Rupin est maraichère. Ces deux amies se sont installées sur le même lieu, à la Ferme des 5 Sens, à Guipry-Messac, avec trois autres acolytes Pierre, Mickaël et Tamara.

Je les ai rencontrées en mai 2016. Ces deux jeunes trentenaires, tout autant rêveuses que réfléchies, m’ont présentées leur ferme où, en effet, le sens n’est pas seulement à la quête mais l’objet de leur réalité.

Marie Bertrand (à gauche) et Marion Rupin (à droite)

En quête de sens

Entre les études en économie sociale et solidaire achevées en 2007 et le projet de reprise de la Ferme des 5sens en 2014, il y a d’abord les premières expériences professionnelles, et aussi et surtout les questionnements, les utopies et les envies de concret, de retour à la terre, de reconnexion avec le territoire.

 Marie a appris à faire du pain bien loin d’ici… en Bolivie alors qu’elle travaillait pour une ONG dans la recherche de financement. Déçue par le secteur de la solidarité internationale, mais tenue par l’idée de revenir à la terre, elle a envie de mettre en pratique ce qu’elle a appris là-bas et décide avec son compagnon de se former dans le sud-ouest où ils obtiennent leur certificat de spécialisation en agriculture biologique. Cette deuxième aventure dure cinq ans. Puis arrive leur bébé, une petite fille d’aujourd’hui cinq ans, une autre aventure encore. Puis l’envie de s’installer. Alors pourquoi pas vivre le rêve d’un projet d’installation collective avec une bande de copains copines ?

Marion milite dans des collectifs anti-pubs et participe a des chantiers participatifs. Les questions de la consommation « mieux et bien » l’interrogent énormément et l’orientent sur l’alimentation. Puis, elle réalise son premier travail en Ardèche où elle accompagne des porteurs de projets en milieu rural. A ce moment-là, elle a envie d’être de l’autre côté du bureau, à savoir de porter son propre projet. C’est alors qu’elle se lance elle aussi dans un contrat de spécialisation en agriculture biologique dans le sud de la France au sein d’une ferme maraîchère et arboricole. Elle se confronte physiquement au métier, elle travaille dehors. Après un voyage avec son compagnon, ils reviennent en Ille-et-Vilaine pour se reconnecter avec le territoire. Durant trois ans, elle est salariée comme maraîchère dans une ferme à Corps-Nuds où elle a la chance d’être autonome sur la production et la commercialisation. En parallèle, elle donne naissance à deux petites filles. Et vient l’envie de s’installer aussi !

Marion au volant du tracteur de la ferme
Marie pétrie le pain et le laisse reposer

Le sens du collectif

En octobre 2015, c’est le début de l’aventure commune. Le groupe de copains – ils sont six au total – s’installe à la Ferme des 5 sens, déjà labellisée bio,  et crée une cohabitation d’entreprises sur ce même lieu.

 La ferme compte un grand hangar, des terres, un bâtiment… Marie et Mickaël, son conjoint, se lancent en tant que paysans boulangers en GAEC (groupement agricole d’exploitation en commun) et reprennent l’activité déjà existante. Marion et Pierre, de leur côté, s’occupent des terres et font du maraîchage ; ils créent l’EARL « Les Primeurs des 5 Sens » (EARL = exploitation agricole à responsabilité limitée). Ils accueillent Tamara qui, quant à elles, fabriquent des savons, « La Savonnerie des 5 Sens ». Réside donc ici une communauté de travail, leur objectif étant « la création d’un espace de développement d’activités indépendantes dans un esprit coopératif et respectueux du vivant. » Cela permet de mutualiser la ferme, le matériel et la commercialisation tout en partageant des principes d’entraide, de solidarité et de convivialité.

Et le tout appartient à une SCI citoyenne (SCI = société civile immobilière) réunissant 240 citoyens qui ont choisi d’acheter la ferme collectivement. Ils ont été soutenus par l’association Terre de Liens, qui favorise les nouvelles installations paysannes, dans ce projet.

Marion et Pierre se sont spécialisés dans les légumes primeurs (de printemps), de fin d’été et d’automne. Ils vendent en circuit court principalement.

Marie et Mickaël sont à la fois au four et au moulin, dans les champs et au fournil, collègues et conjoints. Être paysans boulangers, c’est faire plein de tâches différentes. Ils cultivent 23 hectares en rotation. Le blé est envoyé au tri à Bain-de-Bretagne, ensuite ils récupèrent la farine pour leurs pains qu’ils produisent entre 300 et 400 kg par semaine. L’objectif serait 500 kg pour faire vivre deux personnes et restaurer leur propre moulin.

Le sens de l’organisation

Tout ça, sur papier, ça envoie du rêve, n’est-ce pas ? Le rêve étant devenu réalité. Mais les filles, Marie et Marion, parlent aussi de leurs doutes, de leur fatigue et de la nécessité d’une bonne organisation professionnelle et familiale. Il est nécessaire de séparer les temps et avoir des coupures géographiques et psychologiques. D’ailleurs personne n’habite sur la ferme.

Marion a le souhait d’organiser sa production de légumes aussi en fonction de ses enfants pour passer du temps avec eux. Les filles précisent qu’elles ne veulent pas que le choix de vie des parents soit subi par les enfants. Alors elles testent. Ce sont les toutes premières années. Marie souhaiterait avoir un peu plus de temps pour elle dans la semaine, et aussi pour son couple, et des temps de formation… « pas à pas, on va y arriver ! »

 Il y a également des peurs à lever, comme celle de ne pas pouvoir tout gérer, entre la vie de maman, de femme et d’agricultrice. « Ce sont des superwomen, celles qui arrivent à faire ça » souligne Marion.

En avant pour la fournée
Sous la serre

Le sens du lien

L’un des objectifs de la Ferme des 5 Sens, c’est aussi vivre en lien avec un territoire. Alors la fine équipe organise des réunions publiques dans le but de faire connaître leur activité aux voisins, fêtes champêtres et autres moments de partage. « Je ne pense pas qu’ils nous prennent pour des beatniks », exprime Marion, sourire au coin. Et Marie répond « enfin, certains peut-être une peu ».

Un autre objectif dans la ferme est l’importance de la communication ; celle-ci permet de soulager« surtout dans un collectif » pour pouvoir compter les uns sur les autres. Cela passe par des réunions hebdomadaires pour gérer le quotidien à la ferme mais aussi par la volonté d’interactions humaines de qualité. « On apprend beaucoup plus de soi que des autres dans un collectif » affirment les deux acolytes.

Féminessence

Au moment d’aborder les questions de la place des femmes dans le milieu agricole et de la féminité, les filles me parlent en premier lieu de l’aménagement du travail « pour faire évoluer le métier », et pour développer la prise en compte du corps dans la pratique, par exemple pour prendre soin de son périnée. Ces adaptations ergonomiques peuvent être amenées par les femmes et « font du bien aux hommes aussi », admet Marion. Alors, quand l’une ou l’autre pense manquer de force physique, elles trouvent des combines ou demandent de l’aide à leurs voisins.

C’est lors de sa maternité que Marion s’est questionnée sur la place des femmes en agriculture car il lui fallait trouver des solutions techniques d’aménagement du travail. Aujourd’hui, « les hommes passent plus de temps avec les enfants et le partage des tâches a permis qu’on a pu s’installer et faire ce métier là » témoigne-t-elle.

Marie explique que parfois il faut se forcer à affronter une situation et certaines peurs, comme celle de conduire le tracteur : « c’est froid, c’est du métal » alors que travailler la farine, le blé, c’est plus organique, plus cocooning, ça lui ressemble plus.

Et comme il est important, dans l’esprit de leur collectif, de respecter l’équité entre les sexes, il est nécessaire que les uns et les autres soient interchangeables, dans un même corps de métier, sur les différents postes de travail afin de pouvoir se relayer et être au même degré d’information.

Le rapport à la féminité, « ce n’est pas toujours évident » quand au quotidien on porte des habits vieux et sales. « Faire attention à soi demande plus d’efforts » précise Marion, « faute de temps, il n’est pas toujours facile de trouver un sas de décompression avant de rentrer à la maison ou d’aller chercher mes filles à l’école, parfois j’aimerais leur montrer une autre image de la femme ».

Lors de jours de fatigue, Marie se maquille légèrement les yeux, juste pour elle, pour « l’image que tu te renvois de toi à toi », ou porte des boucles d’oreilles pour aller au marché. D’une voix amusée, elle précise qu’elle a envie « d’être aussi belle que son pain » pour accompagner le produit qu’elle fabrique jusqu’au bout.

Enfin, phénomène curieux mais ordinaire quand des femmes partagent un même lieu : leurs règles, « leurs lunes » comme elles les appellent, se sont calées en même temps. Marie et Marion sont « en phase » et disent pouvoir se comprendre au travail émotionnellement.

Du pis au militantisme

Installée à Iffendic avec son conjoint dans une magnifique longère, tout écologiquement restaurée, Thérèse Fumery est paysanne laitière, en agriculture biologique bien entendu !

J’ai rencontré Thérèse en mai 2016. Calme, robuste et souriante. Elle m’a présentée son lieu de vie, sa ferme et ses vaches, bienheureuses au grand air, broutant l’herbe du pré d’à côté.

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Quand le projet de couple se conjugue avec un projet collectif 

Thérèse est fille d’agriculteur, et pour autant, elle n’est pas venue à l’agriculture de suite. C’est à Rennes, étudiante, qu’elle rencontre son conjoint. Puis elle part travailler dans sa région d’origine en tant que conseillère agricole à la Chambre d’agriculture du Nord (elle avait quand même déjà la fibre, non ?!) alors que son conjoint s’installe en septembre 1983 dans sa ville natale, à Iffendic. Elle l’a très vite rejoint en Bretagne.

Dès le départ, le projet de couple allait de pair avec un projet d’installation agricole, c’était un souhait commun à tous les deux, et Thérèse y avait sa place en tant que femme, comme une évidence.

Et le projet d’installation allait de pair avec… un projet collectif ! Alors ils ont trouvé trois fermes familiales différentes qu’ils ont réunis en GAEC (groupement agricole d’exploitation en commun). Le GAEC est aujourd’hui spécialisé en production laitière. Ici, la ferme Boc-es-Chènes est le siège social. La deuxième ferme se situe à trois kilomètres, et la troisième à 14 kilomètres.

Deux troupeaux de vaches jersiaises sont répartis en fonction des fermes. Ils sont en système herbager depuis vingt ans. Sur les 127 hectares communs, 106 sont destinés à l’herbe de prairie pour que les vaches puissent pâturer tranquillement. Et ils ont un peu de maïs pour nourrir les bêtes, en semences libres et participatives. Ils vendent le lait en circuit long à Tribalat.

Sur leur exploitation, ils n’utilisent plus de pesticides depuis longtemps, leur objectif n’étant pas l’intensification élevée, et ils ont recourt à la médecine alternative à base d’huiles essentielles pour soigner les bêtes. Ils ont reçu la labellisation en agriculture biologique en 2009, ce qui leur permet, désormais, de bénéficier de la reconnaissance extérieure sur leurs pratiques environnementales.

Thérèse explique que chacun est responsable de sa ferme mais qu’il est important de pouvoir se remplacer les uns les autres dans différentes tâches : « on doit tous être capables de se remplacer pour intervenir en cas de besoin ».

Deux métiers : pas les pieds dans le même sabot !

Thérèse combine deux mi-temps : elle est à la fois formatrice agricole au centre de formation agricole du Rheu, et productrice laitière sur la ferme.

Au tout début, Thérèse a dû apprendre beaucoup de choses pour travailler sur la ferme mais elle reconnaît avoir la capacité de prendre du recul, d’aller de l’avant, de se dire que c’est un essai qu’ils avaient envie à l’époque avec son mari… se laissant la possibilité de faire autre chose, la liberté de ne pas se bloquer dans un métier.

Tant que la ferme était petite, elle était formatrice à temps plein au centre de formation agricole (CFPPA) de Montfort-sur-Meu, puis à mi-temps, ce qui lui a permis de s’occuper de la volaille en vente directe à la ferme. Aujourd’hui elle travaille au CFPPA du Rheu, spécialisé en maraîchage et en bio. Elle y rencontre des personnes non issues du milieu agricole, les néo ruraux, et fait confronter leurs rêves à la réalité. C’est tout là le rôle du formateur, « de les faire atterrir » pour que les stagiaires concrétisent un projet professionnel dont l’objectif est d’en vivre. Elle apprécie d’être à la fois en activité et de rencontrer des gens qui démarrent leur activité, ajoutant que les stagiaires apprécient qu’il y ait des formateurs de terrain.

Au Boc-es-Chênes, Thérèse s’occupe de la gestion administrative et de la traite des vaches, « pas les travaux des champs ni les tracteurs. » Son mari, quant à lui, est aux cultures : semence des prairies, fauches pour l’ensilage et l’enrubannage, foins pour les stocks d’hiver ; et à l’affouragement des animaux. Thérèse fait attention à être très bien organisée et efficace pour gagner du temps entre ces deux mi-temps. Le fait de ne pas avoir d’enfant joue beaucoup aussi dans son organisation.

Cependant, tout n’est pas si simple quand on parle de statut ! Comme elle était salariée en dehors de la ferme, elle ne pouvait pas entrer dans le GAEC. Elle a longtemps bénéficié d’aucun statut sur l’exploitation, comme cela arrive souvent pour les femmes, encore aujourd’hui. Cette situation ne lui convenait pas vraiment vis-à-vis de l’extérieur ni pour sa retraite. Depuis peu, elle a fait le « choix par défaut » de se rattacher au « sous statut », dit-elle, de conjoint collaborateur. C’est « mieux que rien » mais elle pointe bien là du doigt le problème de reconnaissance dans sa vie professionnelle d’agricultrice. « Ce sont majoritairement les femmes qui ont des statuts défavorisés, c’est un choix pour payer moins de cotisations sociales mais finalement elles en paient les frais, elles ont une retraite de misère et elles n’ont pas les même droits que leur mari ; l’Etat français n’est pas au clair avec ça et la profession majoritaire – à savoir l’agriculture conventionnelle – ne milite pas pour que les droits avancent. »

Et encore du collectif !

Des réseaux, elle en fait partie ! Mais disons qu’elle et son conjoint semblent être surtout moteurs dans la création de réseau.

Au départ, Thérèse reconnaît qu’ils étaient dans un système très intensif en total contradiction avec leur idée de l’agriculture – à savoir l’agriculture paysanne – qu’ils avaient avant même leur installation. Ils utilisaient un peu de pesticide (d’une marque bien connue…) sur le champ de maïs et trouvaient les animaux ni résistants ni adaptables…

« Quand on expérimente des nouvelles choses ou quand on se pose des questions sur nos pratiques, il n’y a pas beaucoup de gens pour nous épauler et les conseillers agricoles nous décourageaient ». C’est alors qu’ils ont créé un groupe de réflexion et de formation entre collègues, la plupart membres de la Confédération paysanne, qui a abouti à la création d’un groupe d’éleveurs en système herbager, appelé Adage 35 (Agriculture durable par l’autonomie, la gestion et l’environnement). Le but étant de mutualiser les expériences, limiter la prise de risque et, surtout, de renforcer la cohésion et la motivation de groupe. L’Adage a aujourd’hui un peu plus de vingt ans.

Reine de l’organisation, elle a également fait partie d’un groupe de comptabilité au sein de la Cuma de chez elle, ou bien encore elle a animé des ateliers sur la gestion administrative à la Chambre d’agriculture.

Thérèse a toujours milité pour la paysannerie. C’est une évidence pour elle que le métier de paysan se fait en groupe : « c’est valorisant pour la dynamique de territoire et cela permet des discussions sur les politiques agricoles ».

Son mari lui dit souvent « Ah, ça y est, tu as encore une idée… » Au moment de l’entretien, elle avait l’envie de créer une coopérative qui aiderait les jeunes non issus du milieu agricole à s’installer en complétant leur formation par des stages dans des fermes encadrés par des paysans en Bretagne, à l’instar de ce qui se fait en Loire-Atlantique.

Accueil paysan, refuge LPO, soutien à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes… les convictions et les mises en pratique sont bien réelles et multiples. « La militance lui vient de réflexions bien personnelles et non familiales », explique-t-elle. Et dans ce tourbillon d’idées d’un monde meilleur, le lieu respire la tranquillité et l’humilité…

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Une blonde, une ronde, une gorgée : voici la Drao !

La bière dans l’âme, Rozenn Mell est paysanne brasseuse à Melesse où elle produit une bière artisanale, locale et bio, la Drao, depuis 2013.

J’ai rencontré Rozenn en mars 2017. Encore une fois la simplicité et l’authenticité des échanges étaient au rendez-vous. Passionnée et terre-à-terre à la fois, Rozenn m’a accueillie à la brasserie plusieurs fois entre mars et octobre 2017.

De l’agro à la bio : de l’or-ge dans les mains

Originaire du Finistère, Rozenn est venue à Rennes suivre des études en agroalimentaire de 2002 à 2007. Elle y découvre l’art du brassage de la bière au sein de l’association étudiante « La ruée vers l’orge ».

En parallèle, elle réalise des petits boulots d’été chez des maraîchers bio en vente directe qui lui transmettent les notions de circuits courts, de l’éthique, du contact humain et de la relation « de la terre à l’assiette ».

Et quand elle rentre dans sa famille, elle va voir ses cousins et donne des coups de main à son oncle, producteur de cidre.

Après deux ans dans un bureau d’études en environnement travaillant pour les industries agroalimentaires, Rozenn n’y trouve pas son compte « éthiquement parlant » et décide de quitter son poste. Pendant ce temps de réflexion, elle continue à brasser la bière avec son compagnon. C’est alors qu’elle part faire des stages chez des maraîchers et s’inscrit ensuite à la formation en agriculture biologique du Rheu. Le déclic arrive quand on lui parle d’un paysan brasseur installé dans le Morbihan. Rozenn s’immerge alors dans le milieu et va à la rencontre des différentes brasseries bretonnes.

Pour s’installer en tant que paysanne brasseuse, il faut des terres pour cultiver l’orge. Rozenn répond en 2011 à un appel à candidat à Montreuil le Gast, et bingo, elle peut travailler sur une terre déjà certifiée bio de 10 hectares. En 2012, elle trouve le bâtiment qui fera office de ferme brasserie à Melesse. Le temps de réaliser les démarches d’installation, elle démarre réellement son activité en janvier 2013. En mai de la même année, elle célèbre son premier brassin. Aujourd’hui, elle est passée de 10 à 20 hectares, non pour courir à l’agrandissement mais pour créer un poste.

Let’s dance

Drao vient du gallo, la langue du coin, et signifie danse, ronde, fête… tout ce qui va bien avec l’image festive de la bière. Blues, polka, flamenco… les noms des bières se déclinent au rythme des pas de danse et des saisons pour les séries limitées. La blonde vous emporte sur du boogie woogie, l’ambrée sur du funky groovy. La communication colorée est assurée par un infographiste d’Hédée.

Rozenn élabore elle-même les recettes, jouant sur les variétés et les quantités. Pour cela, elle se rend dans ses champs d’orge une fois par semaine pour vérifier les terres, voir les besoins en désherbage, semer au printemps ou à l’automne, récolter en été. La partie brasserie est la plus conséquente : production de 1000 litres par semaine, conditionnement en bouteilles ou en fût, brassage, livraison…

Son objectif étant de fabriquer un produit et de le vendre sur le territoire à des personnes de confiance, Rozenn privilégie la vente directe en ouvrant la ferme brasserie le vendredi après-midi et en livrant à un maximum de 30 kilomètres de chez elle. « L’achat n’est pas un acte anodin, c’est soutenir une entreprise locale, conforter des emplois, mettre du sens » explique-t-elle à ses clients. Le bouche-à-oreille s’est chargé du reste.

Un rythme de croisière à trouver quand on est une femme

Aujourd’hui, le challenge est de trouver un rythme de travail confortable pour elle et son employée, mais aussi au niveau familial. Les deux s’imbriquent car il s’agit bien pour elle d’un projet de vie. Léger bémol qui n’altère rien à son enthousiasme : le brassage de la bière est et reste un travail, elle a donc posé des limites horaire dès le départ.

Au début de son activité, elle traversait un stress quotidien car elle avait tout à créer, avec les emprunts à rembourser dans un coin de sa tête. Aujourd’hui, elle est plus sereine, elle a trouvé son rythme et elle produit des quantités suffisantes. « Il faut beaucoup d’énergie au départ pour tenir mais ça a été car j’aime ce que je fais ».

Par ailleurs, Rozenn est très vigilante quant à l’aspect très physique de ce travail qui nécessite énormément de manutentions. « Il faut être en forme » mais ce n’est pas une raison pour s’user la santé ; elle est alors à l’écoute des besoins de son employée et des siens pour mettre en place des outils nécessaires et soulager le corps.

Du réseau et des soutiens

Rozenn se rend fréquemment à la CUMA (Coopérative d’utilisation du matériel agricole) du coin. L’enjeu a été de comprendre le jargon et la langue locale mais surtout de se faire accepter… Ses terres étaient convoitées par des voisins qui regardaient d’un mauvais œil son installation : une femme qui fabrique de la bière en agriculture biologique, ça n’a aucun sens… Il lui a fallu beaucoup dialoguer avec eux pour que, désormais, elle soit plus sûre d’elle et ait moins d’appréhension. Si bien qu’elle a pu déléguer la conduite des engins sur son champ.

Le propriétaire du bâtiment de la brasserie, James, est agriculteur conventionnel. Il lui a permis de se faire intégrer plus facilement et de bénéficier de son soutien sur place dans le milieu conventionnel : « ça fait du bien car c’est comme si j’avais pris leur terre ».

Le rôle de l’entourage est très important pour elle. Elle remercie son conjoint pour toute l’aide qu’il a pu lui apporter, surtout la première année, en l’assistant dans les travaux ou aujourd’hui en l’appuyant dans des prises de décisions ou à résoudre des questionnements.

Il y a aussi les collègues en AB avec qui elle fait des échanges, comme « du fumier contre de la paille ».

Adhérente dans différentes structures de soutien à l’agriculture biologique et paysanne, elle a parfois l’impression de plus consommer de l’information que d’être vraiment impliquée. Tout cela n’est pas évident à mettre en place quand il y a la vie de famille d’un côté et un rythme de travail à tenir.

 


Pour en savoir + sur elle :

Son site Internet Ferme Brasserie Drao et page Facebook

Des légumes, le grand air et la femme sauvage.

Sarah le Goff est maraîchère depuis 2010 à Iffendic, près de la mythique et mystique forêt de Brocéliande. Aujourd’hui elle a 40 ans, assume les coups durs météo ou techniques de son métier et, surtout, s’épanouie au contact de la nature.

J’ai rencontré Sarah en mai 2016. Autour d’un thé aux épices, porte et fenêtres de sa maison grandes ouvertes, un chien qui vagabonde, des chevaux bien heureux, des terres surplombant la campagne alentour, Sarah s’est confiée sur son parcours, son travail de maraichage, sa vie de femme tout simplement.

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Un parcours de soignante : de l’infirmerie à l’alimentation

Dans sa vie d’avant, Sarah était infirmière. Puis, peu à peu, elle n’a plus été en accord avec la surmédicalisation et l’alimentation dans les centres de soin, les hôpitaux, les maisons de retraite, etc. Végétarienne depuis longtemps, elle s’est alors rapprochée du soin par les plantes en suivant une formation en herboristerie. La législation française était trop compliquée dans ce domaine ; pourtant elle souhaitait réellement et concrètement mettre les plantes et la santé au cœur de son activité professionnelle. C’est alors qu’elle s’est orientée vers le maraichage. Et la voilà suivre pendant deux ans la formation agricole au Rheu.

Le diplôme en poche, la recherche du foncier pour s’installer a été un peu longue… mais elle a finalement trouvé une ferme et des terres à Iffendic où aujourd’hui elle vit et travaille.

Quand la réalité du métier…

Installée seule, des galères, elle en a connu pendant cinq ans : soucis techniques, dégâts météo, coups durs… Heureusement, les amis lui ont donnés des coups de main. D’ailleurs, elle n’envisage pas de « travailler seule toute sa vie car c’est un métier physique et dur », et ce, pour ne pas s’user la santé.

Fort heureusement pour elle, avant son installation, les terres étaient des prairies ; Sarah a pu en tirer parti pour la labellisation directe en agriculture biologique.

En location, elle bénéficie de deux hectares de terrain autour de la maison où elle habite, 800 m2 de tunnels pour y cultiver les légumes, un verger et deux beaux et fringants chevaux. Elle produit une cinquantaine de légumes à l’année, du jus de pommes issus du verger, sans oublier les plantes aromatiques, le tout vendu en vente directe. Elle distribue les trois-quarts de sa production en Amap et se rend aux marchés hebdomadaires d’Iffendic et de Paimpont. Elle écoule le reste de sa production de légumes à quelques restaurants rennais à la saison, et ponctuellement à un groupement de producteurs. De temps en temps, elle répond à des commandes pour de l’évènementiel. Et, enfin, elle prépare des colis vendus directement à la ferme.

Dans sa pratique professionnelle, Sarah est beaucoup plus organisée qu’au départ, elle anticipe beaucoup plus, elle appelle cela « l’organisation par l’expérience ». Il y a d’un côté les contraintes à gérer : la solitude, la météo et le vent (la ferme est sur une butte), la fatigue. Mais surtout il y a cette liberté d’être son propre patron, de travailler seule, même en tant que femme, sans compte à rendre, de prendre des décisions par soi-même.

… se conjugue avec l’art de vivre…

Être dehors en contact avec la nature, être en lien avec le rythme des cycles naturels : voilà son plus grand plaisir.

Quand elle arrive à se prendre des temps libres, Sarah en profite pour s’adonner à ses passions que sont la photo, le dessin, la musique, le cheval. Un brin artiste, n’est-ce pas ? Durant ces moments de « off », elle veut vraiment faire autre chose que l’agriculture, puisqu’elle y passe 10 heures par jour… ces temps libres peuvent être difficiles à prévoir lors de la haute saison.

… et le militantisme.

Secrète sur ses origines, après avoir vadrouillé à droite à gauche, entre autres dans les Cévennes, Sarah s’est établie en Bretagne, région qu’elle affectionne énormément pour ses paysages et ses habitants, mais région dont elle ne comprend pas du tout le modèle agricole.

Impliquée au niveau du collectif départemental, Sarah milite à la Confédération Paysanne pour l’accès au foncier principalement et aussi pour y rencontrer des collègues paysans. Elle regrette que le maraichage n’y soit pas beaucoup représenté, « ni les femmes à ce propos ». Pour elle, il est très important de défendre l’agriculture paysanne. D’ailleurs, Sarah se définit « paysanne » et non « agricultrice » comme le veut la législation en vigueur.

En parallèle, elle fait partie d’Agrobio35, organisation de soutien à l’agriculture biologique en Bretagne pour bénéficier de leurs formations, quand elle peut, car elles sont souvent proposées au moment de la pleine saison de maraichage.

Quant à ses voisins agriculteurs, elle les respecte même s’ils ont une vision totalement opposée de l’agriculture. Toutefois, elle ne partage aucun lien avec eux et remarque une pratique de l’agriculture très individuelle. « Il y a plus de lien entre les petits qu’entre les gros, qui sont tous à courir pour avoir le plus de terres » note-t-elle. Pour témoigner de la solidarité présente chez les « petits », Sarah me parle de collègues et de copains maraichers qui lui prêtent du matériel de temps en temps ou qui lui donnent des coups de main. Et de, pourquoi pas, réaliser des journées d’échange…

Et la vie de femme dans tout ça !

La solitude lui est pesante à l’heure de vouloir fonder une famille mais sa facette artiste l’a amenée à organiser des spectacles à domicile avec un ami clown « pour faire bouger la campagne ».

Superwoman, elle en a des airs… à l’instar de nombreuses autres femmes qui croient et qui se démènent dans leur activité. Souvent, on lui dit qu’elle et forte et courageuse, et elle le sait, pourtant elle sait aussi qu’il faut gérer et surmonter la fatigue, et cela est loin d’être évident !

Elle aime apporter une touche féminine quand elle fait les marchés, par exemple, elle s’habille « comme une femme » portant alors boucles d’oreille et maquillage, « ça lui fait plaisir » et la change du quotidien.

Valérie et ses petits fromages

Fromages au lait cru : les saveurs de l’artisanat

Valérie Le Dantec est productrice de fromages au lait cru bio de chèvre, de brebis et de vache à Chavagne depuis plus de 10 ans désormais.

J’ai rencontré Valérie en avril 2016. Son grand sourire et une douceur toute particulière ont accompagné l’interview. Volonté, humilité, humanité, générosité… Valérie s’est démenée pour faire sa place de fromagère et a trouvé aujourd’hui son équilibre et son réseau.

 

« Des tripes » au fromage

Un papa ingénieur informaticien, une maman au foyer, un appartement à Rennes, des études en action commerciale : l’environnement familial et culturel de départ ne se prêtait pas à ce à quoi aspirait Valérie au fond d’elle, « dans ses tripes ».

Le BTS en poche, elle a travaillé sur les marchés de la côte morbihannaise où elle vendait des fromages. Conquise par cette expérience, elle s’est alors rendue dans la ferme productrice de ces dits fromages, près de Quiberon. Elle y a appris le travail agricole auprès de chèvres Poitevines, « les noires avec des petits traits blancs, toutes mignonnes, en voie de disparition à l’époque, qui ne font pas énormément de lait mais du très bon lait ». 3 années de joie et de plaisir.

Un parcours d’artisane fromagère

Valérie entend dire qu’un fermier vend chèvres et bâtiments ; elle décide de racheter les outils de production et les animaux. A ce moment-là, elle a 28 ans.

Très vite, elle revend les bêtes pour se consacrer uniquement à la fabrication du fromage. Elle rencontre Serge qui lui vend désormais son lait de chèvre en lait cru. En parallèle, Nicolas, installé seul et qui cherchait des clients, lui vend son lait de brebis. Pour le vache, c’est la ferme d’à côté, la ferme des Petits Chapelais. A savoir qu’il est difficile de trouver du lait issu des petits ruminants en vente directe puisque la plupart des éleveurs vendent aux laitiers.

La vente directe lui tient à cœur. Au début, pendant plusieurs années, ce n’était pas l’usage mais aujourd’hui, suite aux histoires de vache folle, les gens se sont détournés de l’industriel et dirigés peu à peu vers la vente directe. Faire du formage artisanal en vente directe et voir les gens sourire, c’est sa réponse à elle pour faire face au monde industriel « qui ne lui correspond pas ».

Cela fait 10 ans que sa fromagerie Maliguen fonctionne, « 10 ans de volonté » résume-t-elle, 10 ans où elle a essayé de s’en sortir. De cette expérience, elle en retire du positif. Ce qui lui tient vraiment à cœur, c’est d’entretenir de très bons rapports avec les gens avec qui elle a travaillée. Son entreprise est à taille humaine, ce qui lui convient bien dans sa manière de travailler et d’envisager les relations professionnelles. Elle a pu employer deux personnes à mi-temps, avec qui elle s’est bien entendue. Mais surtout, elle fabrique un produit fait avec ses mains, passé en bio très rapidement, « ce besoin de réaliser quelque chose est viscéral » ajoute-t-elle.

Elle ne vendait qu’au marché des Lices à Rennes au départ, ce sont les urbains qui consomment du chèvre et du brebis. Puis, Valérie passe par les réseaux de distribution tels que les Amap et les groupements de producteurs, ce qui lui apporte une grande bouffée d’air parmi ses préoccupations financières, de se sentir moins seule dans son travail et dans la relation aux consommateurs. Et aussi de réaliser des investissements en matériel et d’employer Yvonne, qui l’aide au quotidien. Moment important dans son parcours.

Dans son laboratoire de Chavagne, ses difficultés sont principalement physiques : le nettoyage systématique, les nombreuses manutentions, les horaires… Elle estime perdre beaucoup de temps aux tâches administratives « exponentielles ». Être à son compte signifie connaître la loi qui évolue souvent et il est impératif de tout savoir. Et quand un problème technique arrive, il faut trouver des astuces et des solutions rapidement. Face à ces complications, il y a tout de même un belle récompense : l’humain ! Voici donc ce qui l’a porté et qui l’habite toujours : apporter de l’humanité, de la générosité et du plaisir partagé…

 

« Rentrer dans les cases » : l’heure du défi

La Chambre d’Agriculture et la Chambre des Métiers lui ont posées quelques soucis : elle ne rentrait pas dans les cases ! Elle n’a pas de chèvres, elle n’est donc pas agricultrice fromagère. Elle produit à petite échelle et en vente directe, elle n’est donc pas fromagère industrielle. Pourtant, il fallait bien qu’elle s’inscrive quelque part. Frustration de ne pas être reconnue et moments de solitude.

Cette solitude, en tant qu’ « artisane » de fromages, lui a pesée… Même les premiers réseaux de producteurs bio ne voulaient pas d’elle. Émotionnellement, ce clivage et cet étiquetage ont été difficiles à vivre. « Le corporatisme, c’est lourd ».

Faire reconnaître à la Chambre d’Agriculture que les artisans fromagers pourraient être assimilés aux agriculteurs, voilà le défi principal que Valérie souhaiterait relever afin que les artisans liés au secteur agricole puissent avoir accès aux informations, aux formations, aux interlocuteurs ou encore au réseau. Il y a une porte à ouvrir… ainsi que dans la bio !

Et la vie de femme dans tout ça !

« Qu’on soit homme ou femme, il faut être courageux car les petits ruminants sont moins rentables que la vache », déclare Valérie en tout premier lieu.

La différence homme / femme repose principalement, selon elle, sur son manque de force et de formation au niveau technique. Toutefois débrouillarde et bien entourée, elle fait appel aux copains pour l’aider.

La touche féminine, dans son travail, se porte plus sur la sensibilité et l’esthétisme quand elle fait des marchés par exemple. Elle va mettre des couleurs sur l’étalage pour le rendre joli et attrayant.

Quant à la relation entre la vie personnelle et la vie professionnelle, Valérie a bien su distinctement séparer les deux une fois enceinte. En plus, elle a besoin de sentir libre, de ne pas être prisonnière de son travail. Elle a optimisé son organisation de travail très rapidement en épurant ce qui n’était pas rentable ni efficace, de sorte à ne pas perdre de temps et pouvoir finir tôt pour récupérer ses filles à l’école. Elle reconnaît avoir aussi besoin de temps de repos et de vacances puisque, dit-elle les yeux rêveurs, « j’ai aussi soif de découvrir la terre et l’ailleurs ». « C’est la terre qui nous nourrit, qui gère ma vie, j’ai envie de voir ce que la terre a dans le ventre ». Elle habite la commune d’à côté, avec ses deux enfants ado. Elle apprécie ne pas vivre sur le lieu d’exploitation. Tout cela lui apporte une qualité de vie tout à fait correcte.

Sans parler directement de charge mentale, elle avoue qu’être à la fois une maman, une femme de foyer, une gérante d’entreprise est parfois très fatigant : « il faut être la reine partout ». Tout comme dans la vie de couple qui peut en être impacté.

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Les tisanes d’Anaïs

Les mains dans les plantes, les plantes dans la tête, la tête dans les rêves

Anaïs Kerhoas, la trentaine, installée à Sains dans le nord de l’Ille-et-Vilaine, produit des plantes aromatiques en agriculture biologique pour en confectionner des tisanes. Si aujourd’hui la jeune femme vit de son activité, ce n’est pas moins un parcours de combattante qu’elle a dû entamer avant d’arriver aux Tisanes d’Anaïs, comme en témoigne le film documentaire de Marion Gervais Anaïs s’en va-t-en guerre.

J’ai rencontré Anaïs en septembre 2016. Énergie de feu, volonté, questionnements, authenticité, sensibilité, tels sont les mots qui me viennent à l’heure de parler d’elle.

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Désherbage au soleil

Coup de cœur pour les plantes

Quand fille de la ville devint fille des champs.

Ado, c’est en se rendant chez son père qui venait d’emménager dans une maison avec jardin aux abords de Saint-Malo, qu’Anaïs découvre le vaste univers des plantes et du jardinage. La délicatesse et la beauté des fleurs, les couleurs et les saveurs de la vie.

Elle s’est ensuite passionnée pour les huiles essentielles et leurs pouvoirs magiques. Suite à des expériences diverses qu’une jeune fille de 18 ans peut parcourir à cet âge, à savoir études et voyage initiatique, Anaïs suit une formation en herboristerie pendant 2 ans. Gérard Bensoussan, producteur de plantes près de Quimper, l’accueille lors d’un stage de 15 jours et c’est alors qu’Anaïs réalise qu’elle préfère la partie agricole des plantes aux conseils pharmaceutiques. La motivation part en flèche, le rêve de faire découvrir des utilisations ancestrales des plantes brille dans ses yeux : elle décide de s’installer et de partager ces petits trésors de tisanes.

Coup de main des amis

Gérard l’encourage. Sa famille la soutient malgré leur étonnement. Un ami de son père est prêt à lui revendre ses terres.

A l’issu de la formation agricole de maraîchage et des stages pratiques chez Christophe et Sophie, les maraîchers bio et grands amis d’à côté (Pleine-Fougères), Anaïs s’installe. On est alors fin 2012. Ensemble, ils ont réussi à lui trouver une maison à louer avec un champ, à construire un séchoir dans une caravane et une serre pour la pépinière.

Malgré le soutien des ses amis, Anaïs a dû se confronter à un parcours de combattante pour acquérir des terres et être prise au sérieux.

Aujourd’hui, elle bénéficie d’un champ d’1,4 hectares avec « de la bonne terre » et de grands bâtiments permettant le séchage, le tri, l’ensachage, l’administratif.

Anaïs cultive une cinquantaine de plantes, des sauvages, des annuelles, des vivaces, et vend ses tisanes en vente directe principalement.

Son champ de bataille s’est fait connaître grâce au film documentaire Anaïs s’en va-t-en guerre de Marion Gervais ; elle a obtenu la sollicitude du chef cuisinier cancalais Olivier Roellinger. Pour autant, elle garde les pieds bien ancrés et cherche à assurer ses points de vente une fois que l’effet « film » diminuera. Et ne souhaite pas vendre là où ses collègues tisanières, à l’instar de Sophie Persehais, distribuent déjà.

Coup de gueule

Lors de cet après-midi d’entretien et de confidence, Anaïs manifeste de la colère et ne mâche pas ses mots ! Les principaux inculpés : les agriculteurs conventionnels – « des vrais fach… arriérés » – qui ne sont jamais sortis de leur ferme et qui continuent à faire la même chose en se mentant à eux-mêmes, en croyant que ce qu’ils font c’est bien alors qu’ils polluent. Il faut qu’ils atterrissent et descendent de leur tracteur ».

Puis la chambre d’agriculture qui « décourage sans même savoir ce que les gens sont capables de réaliser ».

Puis le système. Anaïs revendique avoir une style de vie « sobriété heureuse ». Son but n’est pas de gagner beaucoup d’argent. En revanche, « ce n’est pas normal de ne pas pouvoir gagner l’équivalent d’un SMIC à bien plus de 35 heures semaine alors qu’on nourrit la planète », elle compare ce système à de l’esclavagisme moderne.

Puis aussi contre les mouvements à la mode, à l’instar du véganisme ou de la permaculture, portés par des gens qui veulent révolutionner l’agriculture et qui n’ont cependant jamais mis de bottes ni travailler la terre. Les « écolos intégristes desservent les agriculteurs également car ils jugent vite. Anaïs s’avoue très vigilante face au prosélytisme. Un petit sourire au coin, elle avoue qu’elle critique mais qu’au moins, « ces gens-là se posent des questions… » Elle reprend l’idée de la légende du colibri : « montrer par l’exemple ».

Et la vie de femme dans tout ça !

Anaïs ne se sent pas moins féminine d’être dans un champ. Il est vrai qu’elle a beaucoup moins de temps pour s’occuper d’elle ni pour d’autres activités mais aujourd’hui elle fait un peu plus attention et se permet parfois des petits plaisirs : bains, lectures…

Quand elle prend du temps pour elle, elle se sent complètement désemparée… Elle remarque que c’est difficile aussi de prendre soin d’un couple quand de nombreuses préoccupations liées à son activité agricole se cognent dans sa tête. Se pose ici la question de la gestion du stress et de la fatigue.

Quant aux conditions de travail, elle admet que « si un jour j’attends un bébé, je n’ai pas de congé maternité ni personne pour me remplacer ». Et la séparation « boulot / travail » n’est pas si simple… elle habite où elle travaille.


Pour en savoir + sur elle :

Son site internet : Les tisanes d’Anaïs

Le film documentaire de Marion Gervais : Anaïs s’en va-t-en guerre

Les traders contre-attaquent

Ceci n’est pas une fake news d’un tweet trop rapidement lancé sur le net…

Hier soir, un évènement très particulier a fait baisser le cours du pétrole. En parallèle, l’industrie de l’armement s’est complètement plantée suite à une tuerie inattendue entre les héritiers de Dassault. Aujourd’hui, le système informatique de la bourse de Tokyo s’est effondrée.

Rien ne va plus.

Les gens sont fous.

Les gens travaillent trop.

Les gens racontent des histoires.

 

Les traders contre-attaquent

Arlequeens – Portraits

Les loulous sont de sortie.

Un EP disponible très prochainement !

 

Raphaëlle Ugé

La lanceuse d’alerte

Fin octobre 2020, je reprends la route pour Concarneau, terre d’adoption de Raphaëlle Ugé, éducatrice sportive voile et militante à Balance Ta Voile. Nous nous rencontrons dans un bistrot du port où la musique d’ambiance et la vue sur la ville close adoucissent l’entretien à fleur de peau de l’une des fondatrices du récent collectif Balance Ta Voile. Avec Emma et Claire, également professionnelles du nautisme, Raphaëlle a créé une page Facebook pour dénoncer haut et fort le sexisme ordinaire, les discriminations liées au genre et les violences sexuelles dans le milieu de la mer et du nautisme.

A bord de Rocambole, son Folie Douce de 1974, dans le port de Concarneau

De l’Afrique à la Bretagne

30 ans, originaire d’Alsace et de parents parisiens, Raphaëlle a grandi en l’Afrique de l’Ouest, où son père travaillait comme ingénieur. Rien ne la prédestinait à la voile. Pourtant, à 19 ans, Raphaëlle embarque à Madagascar sur un voilier d’amis de la famille et, durant un mois, elle découvre la navigation sur les eaux d’un pays ne disposant que de très rares infrastructures de plaisance et cartographies à jour.

Enchantée de cette expérience inédite, à son retour elle se décide à apprendre à naviguer. Traversant la France d’est en ouest, elle suit des stages en école de voile durant les vacances, en parallèle de ses études en philosophie et d’un petit boulot dans un bar. Jusqu’au jour où, en 2012, elle « plaque tout pour faire du bateau » et emménage à Paimpol.

Un nouveau départ sous pression !

Pendant sa formation voile à l’école de voile des Glénans, le mal de mer lui rend la vie à bord difficile. Mais ce dernier n’aurait été qu’anecdotique si la pression endurée n’avait pas été aussi forte. Après un arrêt en raison d’un doigt tranché à l’atelier – doigt qu’elle s’amuse à me montrer -, elle passe son monitorat de voile. C’est alors que la spirale des ennuis continue. Deux autres stagiaires femmes et elle-même sont victimes de plusieurs agressions sexuelles par un stagiaire masculin. Ne souhaitant pas laisser sous silence ces agressions, elles en rendent compte aux responsables du centre : « ils nous ont pris pour des folles », témoigne-t-elle. Sous la menace de leur démission, et, comme pour étouffer l’affaire et preuve de l’omerta dans le milieu, il a été invité à terminer son monitorat dans le sud. L’expérience a été traumatisante mais, dit-elle, « j’ai intégré, j’ai encaissé, après je ne voulais plus en parler, j’ai gardé ça dans un coin de ma tête ».

L’année suivante, elle part à Concarneau pour suivre une formation à l’Institut Nautique de Bretagne pour devenir éducatrice sportive. Elle rejoint ensuite l’école de voile de la ville : « c’était une autre ambiance même si le sexisme continuait de courir au quotidien, ce n’était pas avec la même violence », et elle enchaîne les missions.

Arrive l’été 2018 et la voilà formatrice dans un centre nautique de la région. Professionnellement parlant, elle aimait ce qu’elle faisait – former des étudiants, enseigner la navigation astronomique, etc. – et, forte de ses nouvelles fonctions, elle avait l’impression de passer un cap dans sa carrière.

Pourtant la réalité du terrain est remontée à la surface. En tant que tutrice, les jeunes monitrices lui confient les difficultés qu’elles endurent face au sexisme ambiant parmi les stagiaires et les co-encadrants. Sentiment d’impuissance donc, puisque la nouvelle génération est confrontée au même problème, d’autant plus exacerbé que cette même saison elle vit une sorte de mutinerie, menée par deux fortes têtes, à son bord alors qu’elle enseigne la navigation astronomique sur un convoyage retour depuis l’Irlande. Raphaëlle reconnait que son erreur a été « de ne pas être rentré dans le lard et ne avoir pas réagi à ce concours de b… » car elle se disait que le commandement pouvait aussi passer par une autre façon que de s’imposer par la force. Les dernières 24 heures, elle ne contrôle plus le bateau, la place de chef de bord a été prise par un équipier. Raphaëlle en sort dégoûtée et se décide alors à ne plus vivre ce genre de situation.

Prendre ses distances

Pour cela, elle s’en va loin, très loin. Sur l’archipel norvégien des Svalbard, situé entre le Groenland et la Norvège, à 79° nord, elle travaille pendant quatorze mois en 2019 pour l’Institut Polaire comme mécanicienne. Dans cette base scientifique, « il y avait tellement de paix et de sérénité par rapport à tout ce qu'[elle] avait vécu dans le nautisme » qu’elle n’en revenait pas.

A la fin de son contrat, elle rentre à Concarneau et s’occupe de la mise à l’eau de son bateau, Rocambole1, un Folie Douce de 1974 de chez Jeanneau. Sur le chantier de Port-la-Forêt, alors qu’elle brosse un élément de son bateau, un homme qui passe par là se permet une remarque désobligeante, « la remarque de trop », et toute la violence d’autrui qu’elle avait refoulée est remontée. C’est alors qu’elle crée sur un coup de tête la page Balance Ta Voile2, qui peut être considéré comme un moyen pour canaliser cette énergie dévastatrice, mais, surtout, comme un levier pour dire stop et dénoncer les agressions sexistes et sexuelles dans le nautisme.

Balance Ta Voile

Le 21 juin 2020, Balance Ta Voile voit donc le jour et Raphaëlle lance un appel à témoignage en ligne. Elle se fait épauler par deux amies : Claire, éducatrice de voile et d’aspiration féministe, et Emma, monitrice bénévole et doctorante en océanographie. Leurs objectifs : dénoncer les violences sexistes et sexuelles ayant cours dans les centres nautiques, alerter les responsables, sensibiliser au sexisme. Les jeunes femmes se forment et se documentent sur ces questions, se soutenant mutuellement dans leur combat commun.

L’écrit facilite le déploiement de la parole et elles collectent plus de 250 témoignages en dix jours. « C’était fort et c’était dur à la fois, les femmes intègrent tellement que c’est normal ! », rapporte-t-elle. Loin d’être des statisticiennes chevronnées, elles ont élaboré un questionnaire assez ouvert pour voir ce qui allait émerger sur des thèmes comme les règles, les infections urinaires, les occlusions intestinales, ou encore le consentement chez les juniors par exemple.

Raphaëlle précise que sur les 250 témoignages collectés, 90 personnes (presqu’un tiers) ont affirmées qu’elles avaient été victimes de violences sexistes ou sexuelles, les violences allant de l’injure jusqu’au viol, en passant par les agressions ou encore le bizutage. D’autres, s’étant plaintes d’agressions à leurs responsables, racontent qu’elles n’ont trouvé que peu de soutien et des réponses inadéquates. Alors, les militantes du collectif écoutent et recueillent la parole de victimes, les informent sur leurs droits et les orientent du mieux qu’elles le peuvent.

Vie au large, espaces confinés et promiscuité sur les bateaux de croisière, non prise en compte des besoins physiologiques féminins dans les écoles de voile, l’environnement du nautisme représenterait un terreau favorable à ces violences.

Elles ont réalisé, par ailleurs, que ces violences sont bien souvent engendrées par des personnes dont la mission est de sécuriser la pratique de la voile et de protéger : à chaque fois, l’agresseur (à savoir la personne qui agresse, insulte, commet la violence) est dans presque 80% des cas le moniteur, le formateur ou le responsable. Et que les responsables ne sont pas non plus formés à la détection de violence, ni sur leurs obligations.

L’école de voile des Glénans – qui n’a pas été épargnée par des cas de harcèlement et d’agression sexiste et sexuelle – semblent se saisir de la question et, en 2021, met en place certaines mesures comme des formations sensibilisant au sexisme et aux violences sexuelles à destination des encadrants et moniteurs, ou encore la création d’une adresse mail pour pouvoir accueillir la parole de la victime d’une façon plus neutre que par le moniteur ou le responsable. « Alerte et détection », disent-ils, mais est-ce réellement suffisant ?

La Fédération Française de Voile, quant à elle, répond aux demandes du gouvernement en publiant un bandeau « prévention de violences sexuelles » sur son site internet3, ce dernier relaie des contacts d’urgence et d’associations d’aide aux victimes, ainsi que de la documentation.

Pas à pas, Balance Ta Voile fait mouche. Raphaëlle continue de recevoir des témoignages d’autres centres nautiques, et même de centres de formation pour des cas d’harcèlement « moral ».

La voile : un mode de vie

Malgré tout, Raphaëlle continue à aimer naviguer. « C’est peut-être anodin, mais c’est le sentiment de liberté qui m’anime profondément ! », dit-elle. Et derrière cette recherche de la liberté se trouve ce désir d’accomplissement, à trouver sa place sûrement ! La navigation, pour elle, représente plus un mode de vie et un état d’esprit que du sport pur dans le sens où la pratique est « tellement complète » : « tu dois savoir d’adapter, faire beaucoup de choses par toi-même, tu vis en communion avec les éléments, tu apprends à lire les signes de la nature ».

Elle aime également l’autonomie à bord, qui demande de la sobriété non seulement en terme de consommation d’eau et d’énergie mais aussi dans la façon d’appréhender la mer. Humilité, face aux éléments, et dans l’équipage. Pour elle, l’enjeu réside à adopter une forme de résilience – loin de la culture marine pyramidale à la française – quand on doit vivre ensemble sur un bateau : s’adapter au rythme du bord tout en en trouvant son propre à rythme, sans se perdre au sein de l’équipage. Elle questionne donc la nécessité d’un chef de bord et appuie sur l’importance d’inclure des modules sur la vie à bord dans l’apprentissage de la voile.

Naviguer au féminin

Raphaëlle observe une croissante solidarité entre femmes professionnelles dans le nautisme, du fait, explique-t-elle, que peu de femmes ont une situation stable ou à responsabilité par rapport aux hommes. Pour remédier, timidement, à cette précarité, les femmes se soutiennent et se suivent les unes les autres, en se passant les plans boulot par exemple, ou des conseils.

Une fois, Raphaëlle raconte que lors d’une navigation composée d’un équipage stagiaire de cinq femmes et d’un homme, où elle était cheffe de bord, l’expérience s’est révélée être puissante et libératrice puisque, dès le départ du port jusqu’au retour, elle n’a pas dû prouver à qui que ce soit sa place, elle se sentait légitime, « tout roulait, c’était fluide, ce stage était incroyable. »

De la suite dans les idées

Avec le collectif Balance Ta Voile, Raphaëlle se déploie en tant qu’activiste féministe et ne manque pas d’idée d’actions de lutte et de sensibilisation à venir. Par exemple, elle s’est saisie du hashtag « Sanstalon » pour dénoncer des images publiées de pinups en talon perchées en haut des mâts, dites les « pinups du vendredi », sur Sail Yacht TV. « Entre ces pinups du vendredi et les navigatrices du Vendée Globe, il n’y a rien ! On ne voit jamais de femmes en action sur les bateaux. »

D’autre part, les trois consoeurs de Balance Ta Voile envisagent de créer un collectif d’encadrantes professionnelles de toutes les professions de la mer pour faire pression sur les fédérations du nautisme. Raphaëlle estime que « si la demande vient aussi des professionnelles, ça peut faire aussi changer les choses ». Elle rappelle aussi la nécessité de former les professionnel.le.s à la vie collective à bord, et à l’accueil de la parole des victimes.

Dernièrement, en janvier 2022, Raphaëlle a publié un billet4 sur le site d’information Mediapart où, suite à la condamnation de l’armateur Genavir, elle fait le point sur les violences sexistes et sexuelles dans le milieu maritime et du nautisme, se saisissant cette fois du hashtag « Maritime Me Too ».

Face aux images de la femme qui porte malheur à bord à l’image, de la pin up ou de l’hôtesse, face aux remarques insidieuses mais normalisées – résultat systémique de deux millénaires de patriarcat -, et face aux agressions sexuelles, les femmes doivent porter leur voix très fort, sans tabou, pour prendre leur place à bord. Enfin, face à la « virilité du commandement », la place des hommes semble peu à peu se redéfinir aujourd’hui tant dans la société que sur les bateaux. Les lignes sont à redéfinir chez les femmes également en raison de l’assimilation du sexisme ordinaire. Raphaëlle s’est emparée des réseaux sociaux comme outil de lutte, elle les sait limités mais les considère principalement comme un incroyable facilitateur de libération de la parole.

1. Rocambole est un personnage de fiction créé par Pierre Ponson du Terrail dans le roman-feuilleton Les Drames de Paris (I. L’Héritage mystérieux) en 1857 (Source : Wikipedia).

2. https://www.facebook.com/Balancetavoile

3. https://licencies.ffvoile.fr/ffv/web/services/prevention.asp#gsc.tab=0

4. https://blogs.mediapart.fr/raphaelle-uge/blog/160122/maritime-me-too-les-scandales-et-les-temoignages-saccumulent

Textes et photos : Mathilde Pilon

Maëlenn Lemaître

La championne du monde en match racing

Maëlenn Lemaître est navigatrice de haut-niveau. Multi médaillée, elle détient le titre de double championne du monde junior en 470 et championne du monde en match racing féminin, de quoi impressionner la néophyte que je suis. Elle me reçoit une fin de matinée de décembre 2019 chez elle dans le nord Cotentin. Un joli sapin en bois trône au pied de la fenêtre, la cafetière italienne frémit et Maëlenn se dévoile peu à peu, curieuse et attentive à ma démarche, discutant volontiers de son parcours de sportive.

La rade de Cherbourg, le nouveau terrain de jeu de Maëlenn

La mer au bout des pieds, du vent dans les voiles et des études dans la tête

Maëlenn, 26 ans, vient de Bretagne. La pratique de la voile est une histoire de famille : son grand-père était président de l’école de voile de Locquirec, un petit village d’irréductibles marins tout près de Morlaix, où Maëlenn est toujours licenciée. Toute petite, elle embarquait sur le bateau de pêche de son grand-père qui relevait ses casiers dans la baie. Sans plus attendre, elle a commencé l’Optimist à Locquirec, et ce jusqu’à la fin du collège, profitant de la moindre occasion pour aller sur l’eau. Elle avait l’impression « d’être hyper grande car je pouvais mener ma barque comme je voulais, et ça c’était vraiment un bonheur », se souvient-elle. Sa mère, prof de maths, lui a donnée le goût des chiffres et des calculs, son père, ancien menuisier et très impliqué à l’école de voile de Locquirec, a transmis sa passion de la voile à ses deux filles.

Passionnée de voile et de régate, Maëlenn poursuit la voile en Sport Études à Brest, jonglant entre le lycée et le Pôle France où elle court en 420, un dériveur en double. Puis, elle entame des études en cursus adapté en école d’ingénieur, à l’Insa1 de Rennes, tout en restant attachée au Pôle France de Brest, où elle s’entraîne sur la série olympique 4702. Dès le lycée, Maëlenn se confronte aux compétitions internationales : championnats du monde et championnats d’Europe. Ensuite, vers sa quatrième année à l’Insa, Maëlenn s’oriente vers le match racing3, du « un contre un » en équipage. Aujourd’hui elle fait partie de l’équipage 100% féminin les Match in Pink de l’écurie de course Normandy Elite Team.

Après sept ans d’études, une spécialisation en « Gestion de projets internationaux », et plusieurs médailles à son actif, elle habite aujourd’hui dans le Cotentin avec son compagnon, et vient de commencer son premier poste en tant qu’ingénieur à Cherbourg.

Quand l’interculturel se mêle à la notion de genre

A la sortie de ses études en 2019, elle a travaillé pour l’entreprise de Franck Cammas missionnée pour préparer quatre bateaux omanais4 (des Diam 24) au Tour de France à la voile, dont un équipage féminin5 que Maëlenn et sa collègue française devaient coacher. Cette expérience a mis Maëlenn face à certaines problématiques liées aux différences socioculturelles. « Il faut s’y plonger pour savoir comment [les] gérer », confie-t-elle.

« A Oman, peu de femmes font de la voile, alors celles qui la pratiquent sont mises sur un piédestal », a-t-elle observé. « Peut-être n’est-ce pas la bonne expression », dit-elle tout en faisant attention à ne pas émettre de jugement de valeur, « mais elles n’ont pas dû se battre comme nous, elles n’ont pas eu à montrer un palmarès, des compétences et des capacités pour avoir un projet professionnel. […] Ce que les Français considèrent comme une chance, les Omanais le voient comme normal. Il y a déjà ce décalage qui n’est pas forcément facile. »

Ensuite, les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes lui ont semblé très marqués. En régate, être devant les hommes ne serait pas habituel pour les Omanaises. Il lui a fallu les entraîner à se dépasser et leur donner envie d’aller plus loin, challenge complexe qui a demandé du tact en terme de communication et de compréhension de l’autre, de sa différence et de sa propre culture.

Le rapport au corps est également différent. Par exemple, quand les Omanaises ont leurs règles, « elles ne peuvent pas mettre de tampon donc c’est compliqué de naviguer », explique-t-elle. « Et quand on a envie de faire pipi, nous on se met à l’arrière du bateau, dès fois des gens peuvent nous voir, ce n’est pas grave. Pour les Omanaises, c’est plus compliqué. » Mais,ensemble, elles ont réussi à trouver des alternatives.

Par ailleurs, Maëlenn et sa compatriote ont compris que leur attitude pédagogique « très française » de pointer du doigt seulement ce qui n’allait pas n’était pas forcément adaptée. « Dès qu’on les encourageait fort, même quand ce n’était pas top, elles y mettaient de l’énergie ».

Au final, Maëlenn s’en est trouvée très enrichie tant d’un point de vue personnel, professionnel et sportif.

Les femmes mises à l’épreuve en voile sportive

Quand on est une femme dans le milieu de la voile de haut-niveau, le gabarit, la force et l’explosivité sont des points qui demandent beaucoup de vigilance car de nombreux projets et postes à bord nécessitent de la force physique, à un point tel que certaines personnes – homme ou femme – ne le sont pas suffisamment, et cela réduit les chances d’être professionnelle de la voile pour les femmes. Maëlenn prend l’exemple de la Coupe de l’America et de l’IGP (un circuit fait avec des bateaux de la Coupe) où les postes les plus accessibles physiquement sont les postes de barreurs, pour autant sur ces courses prestigieuses on ne trouve guère de barreuses. « Ça va mettre du temps à changer », déplore-t-elle.

Sur la Congressional Cup6, le « grand-père » du match racing, il n’y a jamais eu une seule femme. « Peut-être estiment-ils que les femmes n’ont pas le niveau », réfléchit Maëlenn a voix haute, pointant du doigt les classements. « Sur les rankings mondiaux, les femmes sont moins bien classées que les hommes. Si tu es invitée à une course, tu peux marquer des points, si tu n’es pas invitée, tu n’en marques pas donc tu ne monteras jamais dans le classement. Un vrai serpent qui se mord la queue ! » ajoute-t-elle.

Même si dans la filière olympique, il y a autant de médailles pour les hommes que pour les femmes, selon Maëlenn les problèmes de gabarit se rencontrent dans tous les sports. « En fonction du sport, tu es avantagé avec tel ou tel type de gabarit ». Mais en voile, particulièrement, « homme ou femme, ça ne devrait rien changer parce qu’il n’y a pas que du physique, il y a beaucoup de stratégie, de tactique, de positionnement par rapport aux adversaires ».

Dans nombreux sports, on dira que le niveau masculin est beaucoup plus haut que le féminin parce que les hommes courent plus vite ou qu’ils tapent plus fort. L’aspect « impressionnant » est mis en avant : formatage de notre société du spectacle7. Quand elle regarde des matchs de tennis à la télévision par exemple, Maëlenn reconnaît qu’elle prête plus attention au jeu des hommes, la vitesse et les accélérations que leur force physique leur permet de réaliser rendant leur jeu plus intéressant. Néanmoins, elle se révolte de voir que les billets d’entrée aux matchs, tout sport confondu, coûtent moins cher au public quand ce sont des femmes qui jouent. « Quand on va voir un match, quelque soit le niveau, c’est toujours impressionnant de voir les sportifs jouer, et en plus il y a une ambiance. Au niveau du football, ça se démocratise, c’est chouette. »

La voile féminine, les perspectives s’ouvrent

Depuis la création de la Women’s Cup en 2011, les régates 100% féminines se sont multipliées en France et un circuit 100% féminin, soutenu par la Fédération française de voile, a vu le jour en 2019, le WLS Trophy (Women Leading and Sailing Trophy). Le but de la FFV est de promouvoir la voile au féminin et de permettre aux femmes de continuer leur pratique de la voile. Maëlenn court sur ces régates et apprécie fortement l’état d’esprit amical qui s’y dégage, « c’est un circuit très sympa » mêlant amateur et haut-niveau : « les gens sont ravis d’être là ».

En outre, pour permettre aux navigatrices d’accéder à certains projets professionnels, et en application de la législation sur l’égalité femme – homme, s’ouvrent des projets exclusivement réservés aux femmes. Elles peuvent ainsi trouver des financements auprès des entreprises sponsors qui leur fournissent salaire, matériel et coaching, et « tu ne te soucies plus de savoir comment gagner ta vie, ils s’occupent de tout », résume-t-elle. A l’instar, entre autres, de l’écurie Banque Populaire qui a recrutée Clarisse Crémer pour le Vendée Globe 20208 à bord de leur Imoca9. « Clarisse est très forte en communication, il y a plein de gens qui la suivent car il y a vraiment ce truc très impressionnant de faire le tour du monde. [Être une femme] l’a peut-être aidée et ça a permis à l’un des plus gros sponsors français de faire un pas en avant ». Toutefois, Maëlenn nuance : « on parle beaucoup de la parité, mais est-ce que ça change vraiment de l’intérieur ? Ne serait-ce pas des effets de communication ? »

Son couple avec un navigateur haut-niveau

Le compagnon de Maëlenn est lui aussi dans le milieu de la compétition, il est numéro trois mondial en match racing. Au départ, elle appréciait le fait qu’ils aient chacun leur projet individuel et qu’ils pouvaient se retrouver sur les mêmes régates et les mêmes entraînements, jusqu’au jour où il y eu une régate mixte en Suède qu’il souhaitait faire avec elle. Lui est barreur, elle est tacticienne : deux postes qui peuvent avoir des divergences de points de vue, remuant des enjeux affectifs. « Il faut savoir faire la part des choses entre être sur l’eau et à terre ; et sur l’eau il faut savoir aussi être professionnel, ce qui prime est la performance ». Maëlenn se confie : avant la régate, elle était particulièrement stressée et avait beaucoup d’appréhension, finalement l’expérience a été très enrichissante. Lui était avec son copéquipier, et elle avec sa coéquipière, ils ont su trouver des nouveaux fonctionnements, chamboulant leurs habitudes respectives.

Par exemple, les filles répétaient tout pour que l’information passe depuis la barre jusqu’à l’avant du bateau, et quand elles entendaient un « ok j’ai reçu », elles s’arrêtaient. Cela a surpris son compagnon mais, au final, il a trouvé ce type de communication intelligente et pratique en terme de transmission des informations.

Des sentiments partagés et des postures délicates

Un élément sous-jacent qui revient sans cesse à travers les discussions tenues avec les navigatrices que j’ai rencontrée, c’est ce sentiment d’infériorité, qui n’est pas exprimé clairement à chaque fois mais qui donne à voir que « rien est acquis » pour elles. Parfois elles ont l’énergie de prouver leurs capacités, prendre leur place ou encore simplement s’exprimer sur des domaines de savoir et de compétence. Mais parfois, une certaine timidité, ou un recul genré, une confiance malmenée les amènent à moins se confronter. Maëlenn me confie que, lorsqu’elle se trouve dans un groupe de voileux, elle n’ose pas dire qu’elle vient de ce milieu qu’elle maîtrise bien pourtant, et, ce, parce qu’elle n’a pas envie de se mettre en avant, ou qu’elle craint la réaction de certaines personnes. « Les hommes parlent beaucoup sur certains points, dès fois je me permets d’intervenir s’ils se trompent, dès fois je n’en ai pas envie ». Ce malaise qui lui est assez difficile à exprimer est exacerbé par le ressenti que « personne ne l’écoute » car « à la moindre chose que l’homme sait, il va bien me faire savoir que lui sait ». Évidement, Maëlenn s’interroge sur sa posture : s’agit-il d’un ressenti ou cela se passe-t-il vraiment comme ça ? Être entendu en navigation n’est pas chose facile car la voix, avec le vent et le bruit des vagues, ne porte pas toujours. Quand une voix s’impose sur les autres, c’est parfois compliqué de trouver sa place, et même dans un équipage féminin.

Maëlenn évoque justement son propre équipage : « On est une équipe, l’objectif est de faire progresser tout l’équipage, il y a donc cette cohésion qui est nécessaire ». La gestion humaine lui paraît parfois compliquée car « il y a plus d’affect, les femmes accumulent et prennent plus sur elles et le risque est que ça explose », en larme, avec la fatigue, « ça arrive et c’est pas grave », dédramatise-t-elle. Dans son équipage, elles essaient, à la moindre contrariété, de se le dire rapidement avant l’explosion ou la régate.

Relativisant la notion de genre, Maëlenn observe que la communication interpersonnelle relève plutôt des caractères et des personnalités individuelles. « Dans le haut-niveau, on on doit composer avec les autres, c’est comme ça, on n’est pas tous meilleurs amis », d’autant que le vivier de femmes n’est pas conséquent, »il est important qu’il y ait de l’entraide, de se booster mutuellement ».

Un an et demi après notre entretien, Maëlenn court toujours au sein de l’équipage féminin de match racing normand Match in Pink. Elle s’entraîne dans la rade de Cherbourg, et voyage sur ses jours de congés au gré des vents de la compétition. Ce qu’elle aime lors des duels en match racing, c’est la montée d’adrénaline et la technicité liée au réglage fin du bateau pour être plus performant et gagner. Elle a besoin de la mer et la mer lui rend bien.

1. Insa : Institut National des Sciences Appliquées.

2. 470 : « le papa du 420 », une classe de dériveur en double (monocoque).

3. Le match racing est une forme de régate où deux bateaux monotypes en équipage – mesurant entre 5 et 12 mètres – s’affrontent en duel, en un contre un.

4. Quatre bateaux engagés : un bateau 100% omanais masculin, deux bateaux mi-européen mi-omanais 100% masculin, un bateau 100% féminin franco-omanais.

5. « Le Tour de France à la voile ou l’apprentissage du haut niveau », Valérie Malécot, 10 juillet 2019, Le Monde.

6. La Congressional Cup est une compétition et un événement annuel de match racing sur le World Match Racing Tour. Il est navigué sur des Catalina 37.

7. Référence à l’ouvrage de Guy Debord, La société du spectacle, 1967, Edition Folio.

8. Le Vendée Globe est un tour du monde en solitaire sans escale et sans assistance, au départ des Sables d’Olonne et qui a lieu tous les quatre ans.

9. L’Imoca est une classe de voiliers de course mesurant 18 mètres (60 pieds) de long.

Texte et photos : Mathilde Pilon

Julie Mira

La coach voile au féminin

Permettre aux femmes de prendre confiance en elles, tel est le crédo de Julie Mira, 30 ans, coach professionnelle en voile. Je la rencontre au port de la Trinité-sur-Mer, début septembre 2020. A bord d’un First 21, Julie coache Guillaume. Puisqu’elle sillonne et décloisonne les mers, elle coache aussi la gente masculine. Nous voilà partis à tirer des bords à la sortie du chenal de la rivière du Crac’h. Ambiance décontractée et rigolades, Julie sait mettre à l’aise, gardant un œil sur les voiles, les réglages de son élève et le terrain de jeu. Julie commence à se confier et me parle des différents profils de personnes qui font appel à ses services, des liens forts qui se créent avec elles, et de sa posture de coach. A quai, elle livre son parcours et sa relation à la mer.

De la voile, sinon rien !

Originaire de Dunkerque, c’est là que Julie a son « camp de base ». Issue du milieu ouvrier, elle a commencé la voile toute jeune à l’occasion des vacances familiales à Camaret-sur-mer en Bretagne, où elle a développé une fascination pour les bateaux. « Je ne viens pas d’un milieu de marin, je ne viens pas d’un milieu aisé », confie-t-elle. Ensuite, ses parents ont déménagé dans l’Oise ; elle a pu naviguer sur le lac à côté de chez elle : « J’adorais ça, je voulais absolument naviguer […] et j’ai fait le parcours classique : Optimist, Laser, habitable. »


Adolescente, elle était monitrice pendant les vacances à Dunkerque et à 18 ans, elle a passé son Brevet d’État pour enseigner la voile aux Sables d’Olonne. Elle a travaillé pendant deux ans en école de voile, mais elle avait « besoin de grands espaces et d’horizon. » C’est alors qu’elle s’est lancée dans la navigation au large en tant que second, c’est à dire matelot, pour une société de convoyage.

Puis, elle a passé le diplôme de Capitaine 200. « Je fonctionnais à l’ancienne, quand tu apprenais sur le tas et puis tu passais tes diplômes ensuite […] et ça m’a permis de faire mes armes dans le milieu, de prendre mon autonomie, et pour être un bon marin, il faut naviguer, il n’y a pas trop d’autres solutions ».

Un peu par hasard, elle a eu l’opportunité d’embarquer sur des voiliers classiques en Méditerranée pour faire les circuits de régates classiques. Au bout de trois ans, elle tournait déjà en rond. Alors, comme elle avait goûté aux navigations polaires lors de précédents convoyages, elle est donc repartie naviguer en Norvège, région froide et sauvage qu’elle affectionne tant, sur des voiliers touristiques, et, ce, pour une nouvelle boucle de trois ans.

Les Marinettes, la création d’un métier sur mesure

De plus en plus, l’envie de transmettre aux femmes tout ce qu’elle avait appris lors de ses nombreuses navigations, de restituer cette expérience pour apporter sa « petite pierre à l’édifice » lui était très présente. Elle avait à cœur de trouver une solution pour ne plus voir en permanence des schémas récurrents dans le milieu de la plaisance, en l’occurrence la situation tristement classique « du mec qui gueule sur sa femme et qui l’insulte de tous les noms » à l’arrivée au port.

Un an de réflexion à considérer et à monter son projet, en lien avec une société d’aide à la création d’entreprise à Dunkerque, son port d’attache, c’est en 2019 qu’est née Les Marinettes – Femmes des Mers1, sa société de coaching de voile pour les femmes qui bénéficie de la reconnaissance de la Fédération Française de Voile.

Elle souhaite redonner aux femmes du plaisir à naviguer là où il y en a pas ou plus. Même si les régates ou les croisières 100% féminines permettent « aux nanas de naviguer », « [la voile] est un milieu où les femmes sont tellement mises de côté que le fait de créer des évènements où justement elles sont complètement de leur côté, ça ne fait que stigmatiser encore plus la position que les femmes ont dans ce milieu », estime-t-elle. Julie souhaite voir de la mixité, « où tout le monde est heureux de naviguer ensemble, où c’est respectueux, où on fait des belles manœuvres, dans la joie, la bonne humeur, avec le sourire ».

Julie s’inscrit sur une niche, elle propose un service pour répondre à un besoin qui, selon elle, n’était pas exprimé mais où la demande était très présente. Son agenda est plus que remplie. Elle intervient comme tierce personne, sur le bateau de ses client.e.s « pour être au plus proche de leur réalité et de leur problématique parce que chaque bateau est différent » et qu’en individuel, on progresse bien plus vite !

Pour son entreprise, Julie a repris le terme « marinette » qui a été un argot de ponton désignant les premières femmes à embarquer pendant la seconde guerre mondiale. L’usage du mot dans la marine est resté, leur statut et leur reconnaissance évoluant au fil des années. Nombreuses sont celles qui se sont battues pour se faire accepter, à l’instar de madame Desbordes, qui en 2002, est la seule femme à accéder au titre de contre-amiral et qui a contribuée largement à l’évolution des Marinettes jusqu’alors. Julie explique qu’aujourd’hui seulement 2 % des marins professionnels dans le monde tout milieu confondu (marine nationale, commerce, plaisance professionnelle) sont des femmes. Julie aime se dire qu’elle prend à contrepied ce diminutif, dans un sens valorisant et positif, pour créer une communauté de navigatrices.

Julie relève son élève dans le cockpit, ce dernier étant parti à la manœuvre en pied de mât

Julie, une marinette magicienne

Les couples, en majorité, font appel à ses services. Curieusement, souvent, c’est le conjoint qui contacte Julie, parfois la femme.

Il s’agit de ce genre de couples où le projet bateau est mené par l’homme, c’est lui qui a acheté ou qui loue le bateau2, c’est lui qui sait naviguer. Les conjointes, elles, suivent, sans avoir (bien) appris à naviguer, et qu’au bout d’un moment, la situation n’est plus tenable : il y a les peurs, les craintes, les inquiétudes, le manque de confiance… En plus, « le problème avec les couples, c’est qu’ils ne mettent plus les formes dans leur communication », et qu’il y a trop d’affect, d’où l’intérêt d’une tierce personne, neutre, pour remettre les formes et être plus délicat. C’est là que Julie intervient.

« Être une femme, jeune, pas très grande et pas très costaude comme moi », ça leur montre que la voile est accessible, et « cela casse les codes et barrières qu’elles se sont mises ». Julie embarque pendant trois jours avec « madame », en binôme, sur le bateau, sans « monsieur » pour enlever le repère du conjoint et pour les contraindre à se débrouiller toute seule. Le quatrième jour, le conjoint les rejoint et ils naviguent tous les trois, Julie mène le rôle de « chef d’orchestre », dit-elle, et règle les mauvaises notes à bord. Mais « ce qui est fantastique, c’est que, à chaque fois, […], ils ont tellement d’amour et de fierté dans leurs yeux quand ils voient leur femme se débrouiller et prendre du plaisir à naviguer ».

On l’a même appelée « la magicienne », image que Julie trouve juste dans le sens où, quand elle arrive sur un bateau, il lui faut s’adapter à la situation, aux personnes et au bateau. Elle « essaie de tout faire pour trouver la petite formule qui va faire que la magie opère », et pour que, à son départ, les personnes soient prêtes pour leur future navigation.

Julie dialogue beaucoup avec la coachée pour comprendre les raisons de ses peurs et l’ accompagne dans la prise en main du bateau, les connaissances techniques, dont celles liées à la sécurité (appeler à la radio, démarrer le moteur) – certaines femmes ne l’ayant jamais fait même après des dizaines d’années de navigation avec leur conjoint.

Quand les inquiétudes se sont apaisées, que l’autonomie redore l’estime des marinettes et que le plaisir est revenu, c’est alors mission accomplie pour Julie, et elle se dit qu’elle a réussi à se créer un métier qui lui ressemblait.

Julie intervient également sur des projets de tour du monde en famille : elle accompagne la femme dans la préparation du voyage et sur la sécurité pour partir sereinement avec des enfants, par exemple. Plus rare, des femmes seules, qui ont un bateau et qui veulent simplement prendre confiance en elles et être autonome dans leur navigation.

En moyenne, Julie travaille sur deux stages de quatre jours par mois. « Je ne fais pas de l’industrie à la chaîne, je suis dans l’humain », souligne-t-elle, d’autant qu’elle s’accorde du temps de repos et de ressourcement entre chaque stage, pour être disponible à 100% avec ses coaché.e.s, et pour prévoir les déplacements au quatre coins de la France.

Elle base ses tarifs sur ceux des skippeurs professionnels, « ces skippeurs sans pédagogie et sans mon magnifique sourire » dit-elle en riant et cherchant à montrer sa plus value. Elle sait que le coût de ses prestations représente un budget conséquent mais elle se dit que, pour les personnes qui font appel à ses services, cela représente un investissement durable pour la bonne navigation du bateau et pour le couple.

Marin de cœur, psychologue dans l’âme : comment s’y prend-t-elle ?

Beaucoup d’échanges et de discussions « en prenant le temps » lui permettent de bien comprendre le contexte et la demande : « rien qu’en les écoutant, et de parler de femme à femme, le contact est beaucoup plus simple ; parfois il y a des questions vraiment très intimes qu’elles n’oseront pas poser à un homme ; nous abordons un peu tous les sujets ». D’un caractère jovial et serein, Julie blague beaucoup pour dédramatiser et désamorcer certaines situations.

Julie est « marin », elle n’a pas de formation en psychologie mais une personnalité et une sensibilité tournée vers l’autre et l’écoute. Observatrice, elle aime analyser les postures des gens, et cherche à compenser là où il y a du stress, dans le calme. Par exemple, son élève Guillaume, un brin stressé par la réussite de la manœuvre de port, s’y est repris à plusieurs fois. Julie présume que de nombreux moniteurs auraient haussé le ton, ce qui n’aurait fait qu’empirer l’état de stress de l’élève. Dire simplement « ok, stop, ce n’est pas grave, ça arrive à tout le monde, on refait tranquillement la manœuvre » est bien plus rassurant pour l’élève, tout en étant près des gaz et de la barre pour récupérer si besoin. Ensuite, comprendre pourquoi la manœuvre a été ratée, savoir comment s’y prendre une prochaine fois est plus important que de la réussir.

Le sexisme dans la voile : une réalité sublimée par l’amour de la navigation

Julie commence par un triste constat : « le sexisme, c’est un peu mon quotidien depuis l’enfance ». Mais elle n’est pas de celles qui se laisse sombrer dans les abîmes du pessimisme. Elle a su en tirer une force.

Dans les écoles de voile de l’époque, les vestiaires étaient communs aux filles et aux garçons ; elle se retrouvait souvent la seule fille, encaissant les remarques parfois désobligeantes et blessantes. Mais son amour de la voile et du bateau a toujours été plus fort, ce qui lui a permis de dépasser émotionnellement ces attitudes machistes. Elle ajoute : « bien sûr il y a eu des fois où je me suis dit que je ne voulais plus naviguer, j’en avais marre de me battre en permanence contre des stéréotypes et pour prouver que j’étais un bon marin ; et le jour où j’ai accepté moi-même que j’étais bon marin, ça s’est beaucoup mieux passé et j’ai pris avec beaucoup plus de recul les remarques et les mots durs. » Elle avait pris confiance.

Autre point de vigilance : celui de la force physique. Julie s’est rendue compte que les femmes estiment souvent qu’elles en ont moins que les hommes alors qu’avec simplement quelques techniques et des postures bien adaptées, elles arrivent largement à se débrouiller. Elle se souvient d’une anecdote : un capitaine qui avait beaucoup d’a priori sur les femmes marins mais avec qui elle a travaillé pendant un an, lui a dit un jour : « tu es une femme, tu n’auras jamais autant de force que les hommes, c’est comme ça, n’essaie pas de compenser, utilise ton cerveau, tu en as un ». Condescendant, peut-être, mais Julie a trouvé cette remarque assez pertinente dans le sens où les hommes ont tendance à « bourriner » et à se réconforter dans leur force physique alors qu’en réfléchissant un peu, des solutions et des petites techniques s’offrent à nous.

Retour à quai, il faut bien vérifier l’amarrage.

Un attachement puissant à la mer

Ses yeux étincellent quand elle évoque ce qui l’anime intérieurement dans la navigation, où les sentiments de liberté et de plaisir s’entremêlent. « Pour que ce soit du plaisir, il faut que ça se passe dans de bonnes conditions, avec les bonnes personnes. C’est important. Et de toute façon, il faut faire les choses avec plaisir parce qu’il y a assez de contraintes dans la vie, pas besoin de s’en rajouter ! »

Depuis l’enfance, son rapport à la voile est plus que viscéral : « j’ai besoin de naviguer, j’ai besoin d’être sur l’eau, c’est quand je suis sur l’eau que je me sens le plus moi-même, à terre je me sens un peu schizophrène, je ne suis pas entière, comme s’il me manquait un petit morceau ». Sur l’eau, « les planètes sont alignées et c’est là où je dois être » ! Quand elle part en Arctique, « c’est encore plus là où je dois être ».

Julie est assurément une femme des mers. Son agenda de coaching ne désemplit pas. Le bouche à oreille et sa communication dans l’air du temps lui assurent une belle suite dans cette aventure d’accompagnement personnalisé. Forte de son succès, Julie vient de publier Le guide pratique des voileuses aux Éditions Vagnon, outil adapté à la gente féminine (mais pas que !), emprunt de beaucoup d’humour.

1. https://lesmarinettes.com

2. Selon les entreprises de location de voiliers, 95% des réservations de location de bateaux sont faites par les hommes et les 5% restants sont faites par les femmes.

Texte et photos : Mathilde Pilon

Cécile Le Sausse

L’énergique skippeuse

Concarneau, ville de Cornouaille bretonne, insufflant les légendes celtes à ses marins low-tech. Ciel bleu de juillet. Je découvre son port, celui des chantiers, quai des Moros. C’est à Explore que je me rends, le fonds de dotation « pour encourager les initiatives positives pour l’homme et la planète » de Roland Jourdain et Sophie Vercelletto. Grand sourire et teint halé, Cécile Le Sausse, chargée de projets, m’invite dans la salle de pause, où défilent chercheurs bricoleurs et jeunes aventuriers, pour me parler de sa passion de la voile.

Pour Cécile, rien de tel qu’un saut à la plage après le travail, et vérifier que le bateau se porte bien.

La mer en toile de fond

Cécile a 26 ans. Originaire de Nantes, elle a posé ses valises à Concarneau en septembre 2019 pour effectuer un service civique dans la structure Explore1, après avoir passé plusieurs années à vadrouiller en France et aux quatre coins de la planète.

« La voile, c’était dans la famille », résume-t-elle. Son père est féru de voile et, depuis sa naissance, elle a toujours connu les bateaux. En famille, ils partaient naviguer les weekends en baie de Quiberon. « Belle-Ile était un peu ma deuxième maison », se souvient-t-elle, amusée. L’été, ils voguaient vers des horizons plus larges : tour de Bretagne, Angleterre, Espagne… Adolescente, ses parents se sont séparés ; le bateau demeurait alors l’endroit où elle pouvait avoir une relation privilégiée avec son père, dit-elle en souriant.

Puis, est venu le temps des études d’ingénieur en biotechnologies à Compiègne en Picardie, loin de la mer, suivi des voyages lointains pour découvrir le monde. Puis celui des premiers boulots. Elle a rejoint Rennes pour y travailler. Comme il lui fallait trouver une bonne raison pour « s’accrocher à la Bretagne » plutôt que de repartir à l’autre bout du monde, elle a changé de cap et a acheté un voilier en mars 2018, un Fantasia 27, peu de temps après avoir quitté un travail qui ne lui convenait pas. Elle a alors rejoint le bord de mer, et mené un projet de sensibilisation sur l’océan, Voile Actée2, à bord de son bateau.

Vers une nouvelle aventure de voile et de bricole

Bonne équipière, se dit-elle, Cécile a découvert qu’être skippeuse et propriétaire de son bateau est un rôle bien différent que celui qu’elle avait sur le bateau de son père.

« J’ai plus appris à bricoler qu’à naviguer », confie-t-elle. Et en tant que novice, la chose n’est pas toujours simple : « il faut aller vers les autres et décrypter le jargon : il y a trois mots différents pour parler d’un même type de peinture », ironise-t-elle. Bricoler sur son bateau est un sacré challenge qu’il lui plaît de tenir, d’autant qu’aujourd’hui, elle a peu d’argent et essaie donc de faire par elle-même. Elle affirme même, joviale, que le bricolage serait désormais la raison pour laquelle elle garderait le bateau, comme une excuse pour faire quelque chose, d’avoir son « chez soi », et de réussir à trouver des solutions, à l’instar du corps mort qu’elle a dû confectionner pour mettre son bateau au mouillage sur le Minaouët, une rivière toute proche de Concarneau.

Ce bateau représente également l’accès à l’aventure, celle qu’on peut vivre à deux pas de chez soi, celle dont elle a besoin dans son quotidien pour sortir de sa zone de confort. Pour elle, naviguer, c’est d’abord la relation à la mer. Et aussi le partage avec les autres. Amatrice de randonnée itinérante, elle partait souvent en solo. Le cocon du bateau apporte un peu de confort et lui permet d’amener avec elle des amis en pleine nature. Cécile apprécie vraiment ces moments où « il n’y a rien d’autre autour, on n’est concentré que sur la navigation ou la préparation des repas ».

L’école de la confiance

Être capitaine de son propre bateau, c’est aussi être en responsabilité du navire et de son équipage. Elle reconnait qu’il lui est encore difficile de savoir prendre une décision au bon moment, et qu’elle a encore trop de peur par rapport au plaisir que diriger un bateau pourrait lui procurer, « mais ça va venir », conclut-elle, positivement

D’un naturel assuré et optimiste, elle aura pourtant tendance, en mer, à se sous estimer ; elle sait qu’il lui faut apprendre à prendre sa place à bord. Elle a le sentiment que dans la voile les hommes se posent beaucoup moins de questions que les femmes sur le « comment faire », et que les femmes auraient beaucoup moins le droit à l’erreur. « C’est une analyse complètement personnelle », admet-elle, mais elle remarque que certaines personnes qui achètent un bateau sans rien y connaître se disent : « si je fais des erreurs, ce n’est pas grave, au pire si je casse quelque chose, je répare » alors que, elle, n’a pas du tout la même approche du risque.

Les joies de la navigation

Se retrouver en pleine nature, contempler les oiseaux de mer, deviner les baleines s’étendre dans la houle, ces moments simples alimentent son plaisir de naviguer. La lenteur de la route amplifie ce temps déconnecté en mer empli de sensation et d’observation. Pause du quotidien et de la réalité : « même s’il y a des choses qui nous stressent par ailleurs, […] ces choses-là sortent de la tête automatiquement, […] ça coupe complètement du quotidien, c’est une bulle d’oxygène ».

Par ailleurs, amatrice de sports de glisse, Cécile apprécie les sensations que la voile procure. Et puis, surtout, étant sujette au mal de mer, Cécile aime barrer et barrer lui fait du bien.

Cécile profite du cadre de vie agréable de Concarneau.

Concarneau, boulot, bateau

Embauchée en CDI un mois seulement avant notre rencontre, consécutivement à un service civique, Cécile semble se plaire à Explore – structure qui soutient « les explorateurs du vingt-et-unième siècle »-, et, ayant fait un pas de côté par rapport à son métier d’origine, elle y accompagne les projets voile exploration, et tisse des réseaux avec les entreprises.

Cécile découvre Concarneau, une ville tournée vers la mer. « Les gens qui sont ici [à Explore, N.D.L.R.] sont passionnés par leur boulot », dit-elle, « ce qui est quand même assez rare et incroyable ». « Tout le monde vit au quotidien avec la mer, et ça se ressent », se réjouit-elle ». Un cadre de vie qu’elle apprécie grandement et, qui, sans doute, participe à son épanouissement.

Le sexisme ordinaire, encore et toujours

Le thème du sexisme est un sujet sur lequel elle se questionne depuis longtemps et qui la fait réfléchir sur son positionnement et sa manière de réagir face au flot de remarques et de comportements sexistes.

La navigation est un sport et demande une certaine force physique, ne serait-ce que pour border les voiles par exemple. Cécile se dit assez musclée et elle précise que, si sa force seule n’est pas suffisante, elle se pause, réfléchit à faire autrement et trouve une solution alternative. Par contre, elle ne compte plus le nombre de fois où, quand elle amarre le bateau et qu’il faut le retenir, les gens lui prennent les bouts des mains. Elle réagit selon l’humeur.

Elle ajoute, par ailleurs, que si elle donne un ordre précis ou demande quelque chose à un équipier masculin, ce dernier saura toujours mieux qu’elle et sa requête ne sera pas forcément respectée. Ce sentiment de non reconnaissance de ses capacités nautiques est exacerbé par des remarques de non reconnaissance de son statut de capitaine telles que : « il est où le skippeur ? ». Cécile ironise : « si ce n’est pas moi, la seule personne visible à bord, c’est forcément quelqu’un d’autre qui est caché au fond du bateau ! »

Elle admet qu’avec certaines personnes de générations précédentes, « la génération majoritaire dans les ports », renchérie-t-elle, il est difficile de les faire changer. Avant, elle était dans la confrontation. Aujourd’hui, loin d’être résignée, elle se dit que ça ne sert plus à rien.

« Le sexisme se révèle aussi dans le couple », a-t-elle pu noter. Cécile prend l’exemple de l’arrivée au port : « c’est toujours le mec qui barre, c’est toujours la nana qui saute et qui se casse la g… sur le pont, et c’est toujours la nana qui se fait engueuler parce qu’elle a mal fait le truc, peu importe ce qui s’est passé, c’est toujours la faute de la nana et elle prend toujours cher ».

Enfin, Cécile interroge la notion de chef, la position de « capitaine ». En montagne, elle ne s’est jamais confrontée à cette hiérarchie. Alors que la responsabilité partagée pourrait être une manière nouvelle de diriger un bateau, elle questionne « ce pouvoir fort, encore plus ancrée masculin » : « pourquoi est-ce celui qui a le bateau qui décide de tout ? »

Naviguer « au féminin »

L’an dernier, Cécile a embarqué un groupe d’amies à son bord et « tout s’est très bien passé ». Elle a fortement apprécié le fait que les filles étaient très compréhensives et en soutien permanent, elles voyaient bien que Cécile était très vigilante, un peu stressée. Elles ne se sont pas placées en dominantes ni rentrées dans le jeu du « je vais m’imposer ». Elles ont donc partagé de très bons moments ensemble. Cécile affirme que, de toute façon, les hommes et les femmes qui viennent naviguer avec elle sont des personnes très ouvertes, ayant un regard critique sur le sexisme et la communication verticale. Des étoiles dans les yeux, elle rêve de proposer des temps de navigation uniquement féminine.

Enfourchant sa bicyclette, Cécile me donne ensuite rendez-vous à l’embouchure du Minaouët, face au phare du Pouldohan. Un vrai petit coin de paradis. J’envisage un instant la dureté des tempêtes ou encore le gris hivernal, mais la douceur de juillet et la beauté du lieu m’aident à comprendre l’attrait de Cécile pour le cadre de vie de ce bout de Bretagne. Fille de marin, elle se joue des obstacles et embûches rencontrés sur son bateau, ainsi que des insidieuses mentalités paternalistes, pour prendre sa place de navigatrice, à sa manière, à la manière d’une jeune femme de son époque, sensible aux alternatives écologiques et relationnelles.

1. https://www.we-explore.org

2. Vidéo explicative du projet Voile Actée : https://vimeo.com/405817309

Texte et photos : Mathilde Pilon

Cotenteam

Le très enthousiaste équipage 100% féminin cherbourgeois

Quand six amies, Cherbourgeoises d’origine ou d’adoption, passionnées de voile, se réunissent autour d’un projet commun en 2018, ça donne Cotenteam, l’équipage féminin naviguant en J80 dans le nord Cotentin. « On est des femmes, on fait de la voile, on n’est pas célèbres et on n’est pas pro », c’est avec ces mots rieurs qu’elles me reçoivent à l’étage de l’École de Voile de Cherbourg, une fin d’après-midi de décembre. Cotenteam, ce sont des femmes marins, des femmes qui travaillent, des femmes mamans, des femmes qui rigolent et bavardent, des femmes qui aiment les défis fous.

Les Cotenteam, prêtes pour l’entraînement (de gauche à droite : Muriel Anthouard, Dorothée Bon, Julie Agogué, Camille Le Naguard, Morgane Courtay, Marie Varennes)

Portraits de l’équipage

Julie Agogué, originaire de la région parisienne, est arrivée à Cherbourg pour ses études en biologie marine. La région lui a plue, là voilà devenue Cherbourgeoise. Aujourd’hui, elle a 32 ans, deux enfants et travaille en tant que technicienne dans un laboratoire de biologie marine. Elle a découvert la voile à l’école primaire, et, depuis, n’a jamais arrêté. Elle s’est même tournée vers la régate. Poste à bord : tacticienne ou embraque.

Dorothée Bon est née et habite à Cherbourg. Elle a 44 ans et trois enfants. Paysagiste de métier, elle travaille en ce moment dans l’insertion professionnelle. Dans sa famille, ils sont toujours sortis en mer à bord d’un bateau à moteur. Dorothée aime les sports sur l’eau, plaisirs qu’elle partage avec Muriel. Poste à bord : embraque et piano.

Camille Le Naguard, 30 ans, est née et habite à Cherbourg également. Elle travaille comme éducatrice pour adulte en situation de handicap. Son père étant moniteur de voile, Camille a été bercée dès l’enfance par les bateaux, s’investissant sur de nombreuses compétitions en dériveur quand elle était plus jeune.  » Là, avec les filles, ça continue ! » Poste à bord : barreuse ou tacticienne.

Muriel Anthouard, 40 ans, originaire de la région parisienne, habite près de Cherbourg depuis longtemps maintenant. Formée à la voile à Granville, dans le sud Manche, elle a passé son Brevet d’État. N’envisageant pas ce métier à long terme, elle s’est réorientée pour devenir infirmière libérale. Avec Cotenteam « la passion est revenue », énonce-t-elle, « quand on navigue, c’est ma bouffée d’air. » Poste à bord : barreuse ou tacticienne.

Morgane Courtay a 30 ans. Elle travaille dans le secteur de l’industrie nucléaire, l’un des pôles d’activités les plus importants de la région. Passionnés, ses parents ont toujours eu un voilier à Saint-Vaast-la-Hougue. Ils ont embarqué très tôt leurs enfants en croisière, et leur ont fait suivre des stages de voile tous les étés. Pendant une dizaine d’années, elle a « levé le pied » jusqu’à s’y remettre avec Cotenteam. Poste à bord : numéro un ou embraque.

Marie Varennes, du même âge que Muriel, est maman de deux enfants. Éducatrice spécialisée et originaire du sud Manche, son travail l’a amenée à s’installer à Cherbourg il y a une quinzaine d’années : « je suis tombée amoureuse du nord Cotentin, c’est hyper sauvage et beau » et y a découvert le monde de la mer. Et celui de la voile grâce principalement à son conjoint, skipper cherbourgeois. Poste à bord : numéro un ou embraque.

Cotenteam, une histoire de femmes et de conjoints

Spontanément, Julie prend la parole et explique la naissance de Cotenteam : « l’histoire, c’est qu’un jour j’ai eu 30 ans, j’étais maman d’une petite fille de trois mois et mon conjoint [qui travaille dans le nautisme à Cherbourg (N.D.R.)] a eu peur que je m’encroûte, et donc il a eu la merveilleuse idée de m’offrir un package comprenant l’inscription à la Women’s Cup1 de 2018 et un équipage préformé [à savoir par les compagnes des copains de son conjoint (N.D.R.)], et quatre séances d’entraînement à l’école de voile ». L’anniversaire de Julie étant en mai, il fallait être prête pour le mois de mars de l’année suivante. Les filles ne se connaissaient pas toutes, mais les voilà parties pour une aventure collective, chouchoutées par des partenaires convertis en préparateurs techniques pour la Women’s Cup, une régate féminine qui a lieu tous les ans en mars à Pornichet. Pendant presqu’un an, elles se sont entraînées et préparées pour, au final, s’être assez bien défendues !

Une forte amitié s’était liée entre elles, il leur fallait continuer ! Continuer de se retrouver au bar pour discuter de tout et de bateau, et continuer les entraînements : « on se voit avant, comme ça sur l’eau, on est concentrée, c’est la règle d’or ! » explique Dorothée.

L’équipage féminin Cotenteam s’est alors inscrit aux régates organisées par le Yacht Club de Cherbourg. En parallèle, elles ont été très fières d’annoncer qu’elles avaient remporté la WLS Trophy 2020, le circuit de compétition 100 % féminine organisé par la Fédération française de voile. En 2021, elles sont arrivées quatrièmes sur 45 équipages inscrits.

Le bateau : Jopium, le J80

Camille et Morgane avaient l’habitude de naviguer en J802 avec leurs anciens équipages. Puisqu’il y en avait un à vendre à Cherbourg, les Cotenteam ont rassemblé l’argent nécessaire et acheté ce bateau, déjà assez bien équipé, appelé Jopium.

Elles font l’entretien ensemble quand leurs agendas respectifs le permettent. Adhérentes au Yacht Club de Cherbourg, elles peuvent profiter de l’aménagement du club et du matériel mis à disposition. Les filles remarquent que beaucoup de personnes viennent leur donner des coups de main. L’une d’entre elles souligne : « c’est aussi pratique d’être des filles parce qu’il y a toujours une personne qui vient nous aider, sans qu’on demande ».

Les Demoizelles de Cherbourg

Et comme le dit l’adage, « on n’arrête pas une équipe qui gagne », ces dames ont même leur régate ! Comme les filles bénéficient d’un entourage et d’un réseau local sur lesquels s’appuyer ainsi que d’un plan d’eau sécurisé – la rade de Cherbourg -, elles se sont lancées, en 2018, dans la création de cette régate, qui s’est tenue le weekend du 13 et 14 octobre 2018. Cinq bateaux ont concourus, principalement des locaux et des Normands. Depuis, plusieurs éditions se sont succédées et le nombre d’équipages a plus que doublé. Fort de l’engouement 100 % féminin, la régate des Demoizelles fait désormais partie de la WLS Trophy.

En parallèle, Muriel, infirmière de métier, a su tisser un lien entre la régate féminine et la campagne nationale de sensibilisation au dépistage du cancer du sein, qui se tient tous les mois d’octobre.

A bord, comment ça se passe ?

Sur Jopium, elles ne peuvent être que quatre à cinq personnes maximum. Complémentaires, les membres de l’équipage de Cotenteam ont chacune deux postes pour pouvoir se relayer, en fonction des disponibilités et des envies des unes et des autres. Même si, au début, elles préféraient tourner pour se rendre compte des difficultés que chacune rencontrait, elles conservent généralement le même poste pour pouvoir se perfectionner, avoir des bons automatismes et être bien coordonnées entre elles.

Marie et Morgane partagent le poste de numéro un ou embraque3 : « c’est moi qui suis à l’avant, qui me prend tous les paquets de vagues et qui protège tout mon équipage », plaisante Marie. « Parfois, je m’amuse à ne pas dire « vague » quand il y en a une grosse qui arrive, comme ça je partage un peu ». « Être numéro un, c’est aussi gérer le spi, la voile toute gonflée et colorée devant », précise-t-elle, « et regarder le plan d’eau pour contrôler les bateaux alentours, les casiers, les risées, les cailloux ».

Ensuite, il y a le poste de piano embraque assuré par Dorothée, qui s’occupe principalement des voiles, et qui gère le spi avec la numéro un. Il lui faut aller récupérer dans le cockpit, assister, sortir le bout-dehors4 si besoin et gérer tous les bouts qui arrivent dans le bateau.

Le poste à la grand-voile dit de tacticienne est partagé par Julie, Muriel et Camille. Il faut s’occuper du positionnement du bateau par rapport aux autres et aux bouées et donc cela demande au préalable de réfléchir au cap et à la trajectoire, d’observer le vent et le courant, paramètres très importants dans la Manche. Avant la régate, elles font un point tactique toutes ensemble.

Julie, Muriel et Camille sont les trois potentielles barreuses. Celle qui ne barre pas sera à la grand-voile, et aura « le nez dans les voiles pour regarder comment marche le bateau ».

Régater ensemble, trouver un équilibre

Pourtant, le poste de numéro un demande beaucoup d’efforts d’un seul coup, « cela aiderait de faire du sport, surtout les bras ! » Morgane reconnaît qu’elles sont toujours en gainage pour se maintenir à la gîte, et qu’il leur faut faire attention à leur position car un mal de dos peut vite arriver.

Julie remarque : « c’est ça aussi la voile loisir, on fait des régates et des compétitions mais, à côté, on n’est pas pro, on a un métier et nos vies à côté, et c’est difficile de tout allier ! » Et Camille résume tout simplement : « il faut trouver un juste milieu».

Une certaine renommée !

Marie reconnaît que « c’est un peu le début d’une grande aventure ici, un équipage féminin, c’est un nouveau. » A Cherbourg, en plus de Cotenteam, trois autres équipages féminins de J80 sont présents depuis peu, le groupe de l’école Intechmer5 (Sail’Intechmer), celui des « filles de la Marine » et le tout nouvel équipage J’Zelles Sailing team.

Si le public, les médias et les locaux s’intéressent à elles, c’est aussi parce qu’elles pensent avoir développé une dynamique dans le port et sur le territoire cherbourgeois. « On nous appelle « les filles » ou « Jopium les filles.» Tout cela pour « prouver que nous aussi les filles, on peut être performante, naviguer dans des grosses conditions et organiser des régates qui font parties du championnat féminin maintenant. En deux ans et demi, ça a pris vraiment fort. »

Sans quelques difficultés !

Au-delà de l’enthousiasme et de la fougue qu’elles manifestent, chacune à tour de rôle me confie ses réticences, ses propres difficultés liées à la régate, au bateau ou à l’équipage.

Pour Marie, par exemple, l’enjeu principal au départ était de s’intégrer dans un nouveau groupe et de connaître chaque personne afin de créer de la cohésion. Le deuxième enjeu était de tenir le rythme de la régate. Aujourd’hui, c’est celui de la force physique. Sinon, « c’est juste génial » s’exclame-t-elle.

Pour Dorothée, ce qui l’incommode le plus, c’est de ne pas pouvoir communiquer sur le moment car en général en régate, si elles font une erreur, elles n’en parlent pas pour rester concentrer. D’où l’importance de débriefer ensemble à chaque fois pour ne pas rester dans l’erreur et passer à autre chose.

Elles évoquent aussi leur difficulté à reprendre confiance après des déceptions. Elles n’ont que très rarement l’occasion d’être suivies, ce qui les a amené à ajouter une ligne « entraînement » dans le budget de leur demande de sponsoring. Aussi, aujourd’hui, elles bénéficient d’un coaching par le Yacht club de Cherbourg.

L’équipage féminin Cotenteam, qui vient tout juste de fêter ses cinq ans d’existence, a su dépasser les obstacles du démarrage et s’ajuster ensemble. Elles ont réussi à être plus fluides et plus détendues sur l’eau, le tout à grand renfort de communication entre elles et de parties de rigolade. La preuve en est, leurs résultats sont plus que prometteurs. Très récemment, elles ont remporté la quatrième place dans leur catégorie au Tour des Port de la Manche de juillet 2022 en Winner 9. Pas de machisme, ni de sexisme en vue, elles semblent entourées de bienveillance et de soutien. Ces filles là aiment la mer, et la mer leur rend bien.

1. Créée en 2011, la Women’s Cup est une régate 100% féminine en voile légère qui se tient à Pornichet début mars : https://www.womencup.fr. Conjointement à quatre autres régates 100% féminines en France, la Women’s Cup fait partie du Women Leading and Saling Trophy organisé par la Fédération française de voile depuis 2019, en voile légère.

2. Le J80 est un voilier monocoque de sport de 8m, lancé en 1993. Il peut accueillir 5 personnes.

3. Embraque : réglage du spi et du génois et virements de bord. Elles sont deux à l’embraque, chacune d’un côté du bateau lors des virements : quand l’une choque, l’autre reprend.

4. Bout-dehors : un espar fixe ou rétractable pointant à l’avant d’un bateau dans l’axe du navire pour gréer des voiles d’avant.

5. Institut de formation et de recherche en sciences et techniques de la mer.

Texte et photos : Mathilde Pilon

Louise Ras

La narratrice de l’océan

Juillet 2020. La goélette en bois de douze mètres, Hirondelle, est en escale au port du Crouesty dans le Morbihan. Louise Ras est membre de l’association Sailing Hirondelle1 et copropriétaire de la goélette. Le majestueux vieux gréement trône en bout de quai parmi des unités standardisées. Louise m’invite à monter sur le voilier et à prendre connaissance de l’équipage du moment composé de son compagnon, Aurélien, et d’une bénévole, Louison, occupée à dessiner quelques bulles de bande-dessinée.

A bord d’Hirondelle, temps de pause pour Louise, avant de donner une interview.
© Mathilde Pilon

La voile, une histoire de famille

Louise a 28 ans. Sa mère est Germano-américaine et son père Français, « du Lot », précise-t-elle. Grands amateurs de voile, ses parents aimaient acheter des vieux bateaux pour les restaurer, naviguer un peu et les revendre. Jusqu’à ses douze ans, Louise a vécu dans la baie de Chesapeake2, en Virginie, sur la côte est des États-Unis. Elle a grandi dans l’univers des chantiers navals : « à jouer entre les bateaux, à aider mes parents, à poncer du bois », se souvient-elle et, dès le plus jeune âge, a pratiqué l’Optimist, à bord duquel elle adorait « être toute seule sur son bateau et avoir l’impression d’être le chef », sensation souvent rare à cet âge-là.

Ensuite, un océan plus loin, la petite famille s’est installée en Dordogne, loin des embruns de la mer. Formé à l’UCPA, son père souhaitait que ses enfants apprennent à naviguer à l’école des Glénans, la voilà embarquée en stage de voile tous les étés, jusqu’à passer son monitorat et encadrer des stages.

Depuis ses dix ans, Louise a un rêve en tête : habiter sur un bateau et naviguer loin. Sans trop savoir comment y arriver, cela l’a animé jusqu’à croiser, bien plus tard, le sillage d’Hirondelle. Entre temps, elle a rencontré Aurélien, moniteur de voile et secouriste aux Sapeurs Pompiers de Paris, qui, lui aussi, avait la même envie de vivre sur un bateau. Après des études en sciences politiques à Bordeaux, et un Master sur les biens publics mondiaux, Louise a travaillé un an à Paris sur le milieu marin. En manque de mer, le couple a vite décidé de se rapprocher de la Bretagne et de partir en quête d’un bateau.

Hirondelle, voilier chéri

Un an et demi de recherche, quelques sous en poche et un cahier des charges bien précis, c’est Hirondelle qui sera l’heureuse élue de leur prospection. La goélette, construction amateur des années 1990, reprend son envol et migre depuis son Doubs natal jusqu’à Brest pour 18 mois de chantier.

Louise se plaît à raconter l’histoire du voilier. Installés dans le Doubs, le couple d’anciens propriétaires a construit pendant huit ans leur navire, inspiré des plans de l’architecte naval américain Herreshoff. Ils ont navigué douze ans, en Méditerranée principalement. Ne se sentant plus en âge de prendre le large, ils ont décidé de vendre leur bateau. Mais, il s’agissait plus de confier leur bébé à des personnes de confiance que de trouver un simple acheteur. Traversant la France pour venir voir le voilier, Louise et Aurélien ont passé une journée entière de « recrutement avant adoption » durant l’été 2018 pour voir si leur projet correspondait à la philosophie de navigation des propriétaires. On ne confie pas Hirondelle au premier venu ! Le coup de cœur fût respectif. « Nous sommes tombés en amour de ce bateau, il est beau, assez unique, tout est rempli d’histoire, même le nom ! Il s’appelle Hirondelle car des hirondelles venaient nicher tous les printemps dans le bateau pendant la construction » s’émerveille à nouveau Louise !

Ils l’ont mis à l’eau début janvier 2020. Pendant le temps des travaux de rénovation, ils ont monté le projet associatif Sailing Hirondelle, qui consiste « à créer des supports de sensibilisation à une relation plus durable avec l’océan », l’idée étant de concevoir du commun autour de ce bateau et non d’en faire un projet personnel.

Fort d’une année d’étude en architecture navale et d’expériences sur des chantiers navals, Aurélien avait pour objectif d’être autonome le plus possible en terme de travaux et de réparation, surtout « quand on a un petit budget ou que tu veux aller loin », précise Louise. Quant à elle, elle a « appris sur le tas », en essayant de comprendre comment tout fonctionne. Bien entourés à Brest, ils ont bénéficié de nombreux coups de main.

Habitués comme beaucoup à une navigation sur des sloops classiques en polyester, ils se sont initiés à l’usage et au réglage des nombreuses voiles du deux-mâts. Ils habitent ensemble sur le bateau, et, comme ils le mettent en même temps à disposition de l’association Sailing Hirondelle, des bénévoles techniciens, artistes, chercheurs ou encore journalistes viennent à bord. La bande de joyeux lurons partagent donc une vie en collectif et voguent à la rencontre d’acteurs et actrices de l’océan.

Voyage, petite Hirondelle ! Et raconte-nous des histoires.

Suite à une expérience professionnelle sur la création d’outils pédagogiques dans le cadre de la relation « humain et océan » à Brest, Louise a souhaité continuer à réaliser d’autres supports de sensibilisation au milieu marin. En discutant autour d’elle, Alix, pro de la communication, et Aline, illustratrice et graphiste, se sont associées à son projet. Sailing Hirondelle est née en 2019. Ils ont mis en place un financement participatif pour le lancement de l’association et ils ont réussi à fédérer autour de leur projet des fournisseurs de matériel, ce qui leur a permis de s’équiper d’un radeau de survie, de vestes de quart ou encore de matériel de sécurité.

En 2020, ils ont navigué cinq mois autour de la Bretagne, où, entre Nantes et Saint-Malo, Louise est allée à la rencontre de personnes explorant, vivant ou protégeant la mer et a retranscrit leur témoignage sous forme d’articles et de podcasts. Les bénévoles aux horizons variés sont présents également pour créer d’autres supports – vidéos, photos, dessins -, que l’association utilise et diffuse.

Une manière de vivre la mer, un projet fédérateur autour de la protection des océans, ces jeunes gens réfléchissent à faire autrement. Sur l’île d’Houat, des îliens lui ont rapportés : « on a parfois du mal avec les gens qui viennent consommer la mer », phrase qu’elle considère si tristement appropriée à la mentalité d’une partie des navigateurs.

Naviguer, des sensations qui la portent

« Dans mes interviews, quand je demande ‘c’est quoi pour toi l’océan ?’, tout le monde me répond : ‘la liberté’ « , me confie-t-elle.

Ce qui est certain, c’est l’apaisement total qu’elle y retrouve. Pendant ses études à Bordeaux, elle s’échappait quelques heures à Bordeaux Lac pour se ressourcer une heure à bord d’un 420. « Ce n’était pas un coin de nature, juste un rond d’eau mais c’était une échappée incroyable, un relâchement ». Sur l’eau, en dériveur, « tu laisses tes problèmes à terre, tu barres, tu cherches les risées, tu regardes tes réglages, tu ressens les sensations, tu essaies de faire planer ton bateau, c’est jouissif, tu es trop bien, c’est un sentiment de bonheur profond », poétise-t-elle. Avec Hirondelle, les sensations sont très différentes, il leur faut faire bouger douze tonnes juste avec le vent et sentir l’inertie. « C’est vachement fort alors que c’est plus lent que le dériveur ! » Louise ne s’ennuie jamais, à regarder les paysages évolués et la mer chaque jour différente.

Quant à ses craintes en mer, elle déclare tout de go : « Couler, avoir une grosse avarie, quoi  » ! Puisqu’elle supporte très mal la vue du sang ou des piqûres, elle craint réellement que quelqu’un à bord ait des problèmes et qu’il lui faille faire face à la situation. Elle espère que, avec l’adrénaline, elle soit capable de gérer si ça arrive. Heureusement pour elle, son compagnon, Aurélien, ancien secouriste et formateur pour les premiers secours en mer, est bien plus à l’aise.

Du sexisme ordinaire à des modèles féminins inspirants

« Dès que tu montes en niveau, en dériveur, tu es la seule femme quasiment », résume-t-elle. Dans l’encadrement de stage, ou lors de ses stages de monitorat, elle était très souvent la seule femme. Le fait de ne pas avoir d’exemples de femme à bord a joué sur son manque de confiance en elle. En effet, dès que Louise discute avec des femmes qui naviguent, elles témoignent de leur manque de confiance et qu’elles ont besoin de faire et refaire pour prouver aux autres et à elles-même qu’elles savent naviguer.

Toutefois, l’hiver précédent, « on a vu un 31 pieds arriver dans le port de Brest juste après une tempête, et une petite minette était en train d’attacher le bateau, tout s’est passé dans le calme, c’était propre, c’était magnifique, il n’y avait aucun mec qui gueulait ». « C’était une navigatrice solo qui a fait du dériveur, de la croisière, du convoyage, de la maintenance, elle sait bien évidement gérer son bateau toute seule. » Cette dernière lui a confiée qu’elle avait réalisé les travaux de rénovation toute seule, acquérant confiance au fur et à mesure.

Par ailleurs, le sexisme sous-jacent bien ancré dans les mentalités semble l’agacer tout particulièrement. Elle prend en exemple une connaissance, une femme marin professionnelle qui avait vue des hommes refuser d’embarquer en raison de sa présence. Ou encore la fois où elle encadrait un stage adulte mixte et que les femmes stagiaires étaient surprises d’avoir une monitrice, ne cessant de comparer Louise à leur précédent prof. Ressenti guère agréable, ni évident à gérer. Ou alors lors de leur recherche de bateau, quand les propriétaires montraient la construction et les fonds à Aurélien et la cuisine à Louise.

Résultat de ce sexisme ordinaire en continu : « on se retrouve à ne pas se sentir légitime », résume-t-elle. « En dériveur, on pense que, si tu n’arrives pas à hisser la voile, c’est parce que tu n’as pas de force alors qu’en fait il y a quelque chose de coincer, et, qu’au final, le mec il bourrine et casse le truc ! »

Louise se dit que naviguer entre femmes serait une étape parmi d’autres pour faire face au sexisme. Elle aimerait embarquer plus de femmes qui veulent prendre confiance sur un bateau, peu importe l’âge et leur niveau, « sans un mec qui arrive pour t’arracher un bout des mains ». Ou encore des femmes qui sont en train de passer des diplômes pour être capitaine et qui ont besoin d’un cadre non mixte, avec des modèles qui te donnent confiance ».

Le modèle de Louise est l’Américaine Tania Aebi, la plus jeune femme à avoir fait le tour du monde en solitaire à 18 ans. Jeune, Louise a lu le récit de ses aventures3 et ça a été le déclic. « Avoir un exemple de femme, c’est fort quand tu es petite, quand tu ne vois que des mecs naviguer, et là dans ton bouquin c’est une femme qui assure ».

La belle Hirondelle, que Louise se plaît à définir au féminin, ailes déployées, vogue en Atlantique principalement en compagnie de sa communauté de bénévoles engagés et surfe sur les réseaux sociaux et dans les évènements nautiques pour sensibiliser aux problématiques relatifs aux océans, en y diffusant photos, vidéos, dessins et podcasts. Louise, quant à elle, profite de sa nouvelle vie qu’elle s’est créée sur mesure, emprunte de ses aspirations les plus profondes.

1. https://www.sailinghirondelle.com

2. Baie au sud de Washington DC, limitrophe avec les états du Delaware, du Maryland, de la Virginie.

3. Maiden Voyage, de Tania Aebi et Bernadette Brennan, 2012, Editions Simon & Schuster.

Auteur : Mathilde Pilon

Emmanuelle Périé Bardout

L’exploratrice

Arrivée matinale à Concarneau, la ville s’éveille sous les rayons doux de juillet. Emmanuelle Périé Bardout, dit Manue, skippeuse, plongeuse et exploratrice à Under The Pole me reçoit dans les locaux d’Explore, le fonds de dotation de Roland Jourdain et Sophie Verceletto soutenant les explorateurs de la transition écologique. Son husky blanc, Kayak, vient me saluer à son tour et nous accompagne dans le bureau tapi d’ouvrages et de souvenirs d’aventure. Drapée d’une robe dont le bleu invite déjà à l’ailleurs, la jeune quarantenaire accoutumée aux journalistes présente son parcours animé par la mer et les aventures.

Ni une ni deux, Emmanuelle porte son regard vers l’horizon
© Mathilde Pilon

La mer, si loin, si proche

Très jeune, passionnée par les cétacés, elle rêve de devenir océanographe dans l’équipe du Commandant Cousteau. Un rêve semblant inaccessible depuis sa Champagne natale mais qui a pris forme le jour où, le Noël de ses douze ans, elle regarde un documentaire Thalassa présentant un groupe d’enfants qui embarquaient plusieurs mois sur le bateau école Fleur de Lampaul1. Malgré quelques résistances parentales mais bien décidée, elle monte son dossier et embarque à treize ans sur le fameux navire pour voguer entre Brest, l’Angleterre, l’Espagne, le Portugal, les Canaries et le Maroc. Cette première expérience demeure, pour elle, fondatrice car, au-delà de l’apprentissage de la voile, elle a découvert tout particulièrement la vie collective à bord.

A Troyes, éloignée du milieu maritime, elle s’imagine toujours océanographe. A vingt ans, Manue part en formation à l’école des Glénans à Concarneau et obtient son monitorat de voile, là voilà dans son élément et épanouie. Pendant trois ans, elle est cheffe de l’île de Penfret. Elle passe ensuite le Brevet d’Etat de voile à Quiberon et participe également à quelques régates de course au large (Fastnet et Figaro).

Quand les rêves d’enfant se font réalité

Puis un jour Emmanuelle quitte tout et part travailler à bord d’une expédition menée par Jean-Louis Etienne aux îles Clipperton2, un atoll français très isolé dans le Pacifique. Pendant un an, Manue conduit les scientifiques étudiant la biodiversité spécifique à l’atoll dans une passe compliquée, s’occupe de la sécurité des plongeurs et assure le ravitaillement avec le Rara-Avis3, un bateau du Père Jaouen. Forte de son savoir-faire technique, cette expérience lui forge de nouvelles compétences en logistique et communication.

De retour au pays, elle se forme à la plongée tout l’été avec celui qui deviendra son époux, Ghislain Bardout – ingénieur Suisse, moniteur de plongée et passionné d’alpinisme.

L’appel du grand nord, par delà les océans

Stimulée par les récits d’aventure dans le grand nord de Jean-Louis Étienne, elle embarque, cette fois-ci, sur le Southern star4, un voilier polaire de 25 mètres, pendant un an et demi comme seconde aux Spitzberg en Norvège. Elle rejoint ensuite Ghislain, qui, à son tour, a intégré l’équipe de Jean-Louis Étienne et réalise une mission de plongée au Pôle Nord.

Subjugués par la vie sous marine vivant sous les glaces, c’est alors que, à peine la trentaine, ils décident de monter leur première expédition, Under The Pole, en 2010.

Under The Pole, c’est un projet de deux ans, financé presqu’intégralement par la société suisse Rolex, impliquant des scientifiques, des plongeurs, des vidéastes et d’un chien Kayak pour prévenir des ours. L’objectif était de passer cinquante jours sur la banquise au pôle Nord géographique, évoluant à ski, et de réaliser des plongées. Ils y ont étudié l’épaisseur de neige sur la glace pour évaluer l’impact du réchauffement climatique, ainsi que la physiologie humaine à travers des études sur le sommeil à de telles températures. Et ils ont réalisé des reportages photographique et cinématographique comme outil de sensibilisation au monde aquatique polaire. Un film documentaire de 52 minutes, On a marché sous le pôle5, a pu être diffusé sur plusieurs chaînes en France, et un livre illustré du même titre6 a été publié.

Under The Pole, un nom de code pour un univers de possibles

A peine revenus, ils envisagent la suite, Under The Pole 2. Rien de tel que de se munir d’un voilier comme camp de base scientifique pour partir plus longtemps. Manue et Ghislain vendent leur maison et obtiennent un crédit pour se procurer le Why7, une goélette robuste en aluminium et bien isolée de 20 mètres de long, construite il y a 30 ans, dans un chantier à Nantes. Entre temps, leur premier petit garçon est né, Robin. C’est également à ce moment-là que « Bilou » (Roland Jourdain) et Sophie Verceletto les aident à préparer le bateau pour le rendre opérationnel.

Début 2014, le Why hisse les voiles et part pour deux ans au Groenland – dont un hivernage de six mois dans les glaces de la baie d’Uummannaq – avec l’équipe bénévole de vidéastes et de scientifiques, le chien Kayak, et cette fois-ci le petit mousse Robin, tout juste deux ans. Ils y étudient des bivalves – collectés lors de plongées – « dont la coquille est un marqueur du temps et du climat », précise Manue, et les crinoïdes, un animal marin ressemblant à des plantes, en partenariat avec l’université de Brest et le Musée d’Histoire Naturelle. Lors de leurs plongées, ils rencontrent l’un de plus gros poissons de la planète, le requin du Groenland, vivant entre 200 et 2000 mètres de profondeur ! Dans les glaces, l’équipe réalise aussi des carottages de glace quotidiens dans le cadre d’un programme sur la capture du CO2 et le réchauffement climatique. Sur le plan humain, apprendre à vivre confinés à une petite dizaine de personnes sur un voilier dans le grand nord est « une expérience incroyable », me confie Manue. « On a réussi à mener l’expédition de manière très professionnelle, d’autant que ce sont des plongées que peu de personnes est capable de réaliser, dans le froid et à plus de 100 mètres de profondeur ». S’en suit un travail de sensibilisation avec des documentaires photo et vidéo pour la télévision.

De retour à Concarneau, sur le quai, les responsables de leur nouveau sponsor les attendent, et les voilà presque déjà repartis ! Tom, le deuxième enfant est né, Under The Pole 3 est lancé et le Why reprend la mer en 2017 pour une expédition qui les mènera jusqu’à Tahiti, via le passage du Nord-Ouest. Ils mènent une première mission scientifique sur la fluorescence naturelle en Arctique avec un chercheur du CNRS. En Polynésie, ils pilotent un programme de deux ans sur les coraux profonds à plus de 120 mètres de profondeur pour considérer si ces derniers peuvent être un refuge pour les coraux de surface qui sont, eux, en danger d’extinction.

Ensuite, ils développe en interne le programme Capsule, un prototype d’habitat immergé aux larges dômes transparents pour observer les écosystèmes des fonds océaniques, et faisant office de camp de base à partir duquel ils peuvent plonger très profondément. Emmanuelle me montre des photos : « on peut vivre à 20 mètres de fond sans limite de temps grâce à des grandes bouteilles d’oxygène et à des recycleurs d’oxygène ».

Vie de famille et vie à bord, un juste équilibre

Manue venait de s’amuser à calculer que son « grand » – qui a huit ans au moment de notre rencontre – a passé à peu près la moitié de sa vie sur le Why, et son deuxième fils, Tom, n’a presque vécu que sur ce bateau. « C’est chouette car c’était notre défi de réussir à allier notre passion à ce que nous voulions faire professionnellement, et à une vie de famille », résume-t-elle.

Au départ, le couple craignait que la vie de famille sur le Why vienne perturber l’équipe. Mais, au contraire, ils se réjouissent que cela a créé « une ADN particulière sur les expéditions qui sont, de fait, très familiales ». Ils se sont entourés de personnes très pointues dans leur domaine mais qui, humainement, correspondent à l’esprit recherché à bord.

Être une femme à bord, connaître sa valeur et s’autoriser à…

Réalité très généralement constatée, peu de femmes montent à bord en « expé ». Sur le Why, ils recrutent principalement des personnes jeunes. « Ce n’est pas encore la parité à bord » mais, selon elle, « le fait est que les femmes qui ont une certaine expérience et qui sont compétentes, sont aussi souvent des femmes à l’aube ou déjà dans une vie de famille et qui ne peuvent pas s’absenter pendant trois ou quatre mois d’affilée sur un bateau ». A l’instar de leur coordinatrice de programme scientifique et spécialiste des coraux, maman d’un petit garçon, qui ne souhaite pas partir plusieurs mois. En effet, elle a l’impression que la plupart des femmes ne s’autorise pas la même chose que beaucoup d’hommes, en particulier vis-à-vis de leur famille : « Autant il y a encore beaucoup d’hommes qui se permettent d’avoir des métiers où ils partent pendant trois mois, c’est assez bien accepté par tous. Autant les femmes, […] elles se l’interdisent plus, ou tout simplement elles n’en n’ont pas envie car elles ne veulent pas laisser leurs enfants pendant autant de temps », ce que Manue comprend parfaitement et c’est bien la raison pour laquelle elle part avec eux (et une nounou) !

Malgré les risques que ces métiers d’explorateurs comprennent, certaines femmes se permettent toutefois de suivre leur passion. Manue me parle d’une de ses connaissances, la célèbre navigatrice Samantha Davies : « Sam est complètement passionnée et elle ne pouvait pas mettre sa passion de côté même en ayant eu un enfant, et c’est chouette de fonctionner comme ça ».

Quand au sexisme, elle ne le ressent que très rarement. Dans sa génération, « une nana qui fait ses preuves et qui est compétente, on l’estime largement autant qu’un mec », résume-t-elle. Les quelques fois où elle a eu l’impression d’être un peu testée, c’est par la génération d’avant, qui n’avaient pas encore l’habitude de côtoyer des femmes dans certains domaines.

Néanmoins, et c’est bien là où la chose devient plus délicate, Manue considère que les jeunes femmes qui se lancent dans la course au large ou des expéditions pensent qu’elles ont plus de choses à prouver encore. Le fameux syndrome de l’imposteur, qui peut les rendre plus rentre-dedans que certains hommes. « C’est agréable quand on dépasse ce sentiment », confie-t-elle.

Manue reconnaît que ses compétences de skippeuse lui permettent d’avoir son propre rôle et sa propre place à bord, mais qu’elle n’irait pas très loin sans le mécano ou encore sans Ghislain sur des aspects techniques comme le chauffage ou les circuits électriques du Why. En effet, quand ils naviguent à la voile, elle revient vraiment à ce que, elle, elle sait faire, et, là, elle se sent légitime et bien dans ce type de navigation. C’est vraiment un travail d’équipe, qu’elle dit « très respectueuse », comme en plongée.

L’importance de la connaissance de ses propres limites et de la communication est primordiale. Manue insiste sur le fait que pouvoir se dire à soi-même et au reste de l’équipe lors d’une expédition « là je ne le sens pas », « j’ai peur », « je n’ai pas envie » est capital. Elle ajoute : « On estime qu’un explorateur, un plongeur technique profond, un navigateur dans ces coins là (les Pôles), soit en maîtrise complète ». « Mais dès fois, tu as peur… » Et comme elle se dit en capacité à communiquer ses ressentis ou ses limites, elle permet de « détendre pas mal de monde avec ça » et « souvent ça surprend les gens ». Par exemple, trois jours avant de rentrer dans la capsule, elle avait peur d’être claustrophobe et de gérer la capsule de nuit, alors elle a tout simplement exprimé à son équipe son appréhension car, finalement, « c’est important de montrer qu’on n’est pas des super héros, sans peur sans limite ».

De ses yeux en amande et sa chevelure brune, on l’imaginerait originaire de ces contrées lointaines et insolites où elle se plaît à tisser des liens. La tête sur les épaules, et les pieds bien ancrés, Manue entremêle les différentes parties d’elle-même à ses aspirations les plus profondes. Non sans questionnements, à sa manière, elle a su relever un défi bien souvent imposé aux femmes, pouvoir allier passion, travail et vie de famille.

1. Le Fleur de Lampaul est un dundee breton construit en octobre 1947. Il appartient aujourd’hui à Gilles et Sylvie Auger, gérants de la société Nordet Croisière et du Chantier Naval Bernard à Saint-Vaast-la-Hougue (Manche).

2. L’île Clipperton, anciennement dénommée île de la Passion, est une possession française composée d’un unique atoll situé dans l’Est de l’océan Pacifique nord, à 1 081 kilomètres au sud-ouest du Mexique (Source : Wikipédia).

3. Le Rara Avis (littéralement « Oiseau Rare » en latin) est une goélette à trois mâts, construite en 1957 aux Pays-Bas. Depuis 1973, il fait partie de la flotte de l’association des Amis de Jeudi Dimanche créée par le Père Jaouen.

4. Dériveur lesté en aluminium, construit par Stephens Marine USA sur des plans de William Tripp. Sloop gréé en cotre. Aujourd’hui utilisé pour des voyages voile et randonnée dans le grand nord.

5. On a marché sous le pôle, de Thierry Robert, 2010.

6. On a marché sous le pôle, de Ghislain Bardout, Emmanuelle Périé-Bardout et Benoît Poyelle (photographe), Éditions Le Chêne, 2011.

7. https://www.underthepole.com/presentation/le-bateau

Auteur : Mathilde Pilon

Cléo

La chercheuse d’idéal

Animée par l’esprit d’aventure et d’autonomie, Cléo est emprunte d’un idéal de liberté et d’émancipation qu’elle construit jour après jour. Venue de Bretagne en stop jusqu’au Portugal, Cléo participait au chantier bénévole de rénovation de l’Albarquel, un vieux gréement, en mixité choisie, où je m’étais également rendue début janvier 2020. Habituée des organisations collectives, elle m’avait impressionnée par son aisance relationnelle, son verbe éclairé et une énergie sans faille à vouloir participer aux différents ateliers de réfection.

Très concentrée, Cléo est en plein ouvrage de réfection sur l’Albarquel
© Mathilde Pilon

L’appel du large

Cléo, 35 ans, habite temporairement sur l’un des voiliers du collectif LiberBed dans lequel elle s’est impliquée, à Douarnenez dans le Finistère. LiberBed1 est une association d’éducation populaire qui met à disposition des bateaux à prix libre aux personnes qui ont envie d’apprendre à naviguer. Créée en 2015, l’association s’inscrit dans une démarche de lutte contre tout type d’oppressions. Ils ont décidé de proposer des bateaux de différentes tailles pour pouvoir évoluer dans l’apprentissage de la navigation : des Optimists, un catamaran, des 416 et des 420 pour la voile légère, et quatre voiliers de six à douze mètres pour l’habitable.

Mais comment en est-elle arrivée à vivre sur un bateau ? Depuis plusieurs années déjà, son envie de naviguer était très présente. Par conviction écologique, Cléo ne prenait plus l’avion pour voyager, ce qui animait d’autant son appétence pour la navigation et l’utilisation du vent – une énergie dite propre, moins polluante. Motivation accrue par la sensation de liberté que propose un bateau.

Trois ans auparavant, elle était partie naviguer avec des copains pendant une semaine : l’expérience-déclic qui lui a mis des étoiles dans les yeux…

Issue d’une famille bretonne, elle avait déjà eu un avant-goût de la navigation grâce à son beau-père qui l’emmenait caboter sur son voilier le long des côtes bretonnes. Elle était « son mousse » et apprenait de manière « assez classique ». Enfant, Cléo avait suivi quelques stages de voile légère, ce qui lui a valu d’expérimenter quelques sensations dont une « méga flippe » à cause d’un moniteur « ni attentionné ni bienveillant », qui avait fait sortir le groupe de cata en pleine tempête. Des petits traumas liés à la hiérarchie qui ont certainement été, entre autres, à l’origine de sa volonté tenace d’émancipation des codes verticaux de l’éducation et de la société.

De la réalité de la pratique à la prise de confiance

L’hiver 2019, pendant trois mois, Cléo a rejoint un équipage, alternant entre sept et dix personnes, pour traverser l’Atlantique et rejoindre le Brésil. Seules deux personnes de l’équipage « n’étaient pas des mecs ». Pour elle, cette transat a été, une nouvelle fois, synonyme de confrontation avec la hiérarchie, le sexisme et la domination par le savoir. Dans l’apprentissage, c’était important pour elle que le capitaine lui laisse de la place, pourtant sa volonté de tout apprendre du voilier fut quelque peu étouffée… « Il ne devait pas être conscient de ce qu’est transmettre des connaissances, ni de donner de l’autonomie à des personnes qui apprennent », résume Cléo. Et regrette : « Je n’ai même pas appris à faire de la carto alors que ça faisait trois mois qu’on voyageait ensemble. »

Alors, de retour en France, elle ne voulait faire du bateau qu’en mixité choisie2, sans mâle dominant, pour ainsi prendre confiance dans ses capacités. Skipper un bateau est un long chemin qui demande de prendre confiance en soi, « confiance dans le fait de faire soi-même, d’être capable d’assurer et d’assumer le bateau, de savoir comment fonctionne le voilier », souligne-t-elle.

Elle ajoute : « Sur un bateau, tu es clairement face à tes limites, on ne peut pas faire semblant, ce n’est pas comme dans le reste de la vie. […] L’objectif, c’est que le matériel et les personnes soient en sécurité et, ça, ça demande de savoir maitriser son bateau matériellement, de savoir où est-ce qu’on va, les conditions météos, à quel moment on décide de partir, pourquoi, combien de milles on va faire, et comment ça va se passer. »

La navigation, ce n’est pas seulement apprendre sur soi, mais c’est aussi apprendre des tâches manuelles, et cela représente d’autant plus un enjeu pour les personnes qui ne sont pas des mecs cisgenres, à savoir « les meufs-cis, les personnes non mineures, les trans assignées meufs », puisqu »on nous a pas donné accès aux compétences manuelles – ça dépend des familles évidemment -, ni donné confiance dans nos capacités manuelles, dans notre force, notre corps […], c’est tout ça qu’il y a à rattraper ! »

Aujourd’hui, elle se sent autonome mais admet qu’elle a encore plein de choses à apprendre. La baie de Douarnenez est un bon terrain de jeu, elle s’entraîne avec « les copain.e.s ».

En quête de sens

Son esprit libertaire ne vient pas de nulle part. Le bac littéraire en poche, Cléo s’est essayée en école d’infirmière puis dans « des petits boulots aux conditions pourries » pendant deux ans, ce qui lui a permis de découvrir le monde du travail, d’observer « l’oppression sexiste à l’œuvre dans tous ces milieux-là » et, par conséquent, de forger ses convictions politiques.

Après s’être replongée dans des études en travail social, elle a travaillé plusieurs années dans différentes structures dans le Finistère. C’est également à ce moment-là, du haut de ses 24 ans, qu’elle s’implique dans un collectif d’aide aux sans-papiers à Brest, où elle découvre un fonctionnement horizontal avec des décisions prises au consensus. Elle y a appris « à structurer sa pensée, à prendre des décisions collectives, et en même temps à avoir un regard sur les rapports de pouvoir – car dans tous les groupes, il y a un rapport de pouvoir, que ce soit en mixité ou en mixité choisie -, et d’essayer de comprendre comment on compose avec ça, sans hiérarchie ». Cette aventure militante durera deux ou trois ans.

Après une année au Canada, elle s’installe à Rennes. Nouvelle expérience dans le travail social, elle en conclut assez rapidement que son activité n’est qu' »un pansement sur une jambe de bois d’un système basé sur des domination, dit-elle. Et puisque, au final, elle ne trouvait plus de sens dans son travail, et que, pour Cléo, il est important de « fonctionner en coopération et de réfléchir ensemble, à tous les échelons, du micro au macro, en cohabitation avec les autres espèces, sur une profonde transformation sociétale et un bien-être commun », elle a décidé de ne s’investir que dans des activités militantes ayant du sens pour elle.

Avant de poser le roof, il faut préparer le chantier
© Mathilde Pilon

Pourquoi le militantisme ?

Vous l’aurez compris, Cléo n’a pas la langue de bois mais plutôt des utopies qu’elle essaie de concrétiser à sa manière, des luttes qu’elle mène de front dans son style. Sa réponse à la question « pourquoi le militantisme ? » sort de ses tripes… : « La société est pleine d’oppressions ! L’oppression sexiste, je trouve ça dégueulasse, l’oppression âgiste3, je trouve ça dégueulasse, tout comme le validisme4, le racisme, les oppressions de classe, le spécisme5 ; j’aimerais bien que ça fonctionne différemment car j’ai toujours un peu une utopie ». Sa colère vient de l’enfance, explique Cléo, période où elle sentait les oppressions « âgistes » des adultes sur elle, et sexiste aussi – entre autres à l’école primaire où elle s’était fait agressée. Très tôt, elle a commencé à « sentir » et à réfléchir sur les fonctionnements différents envers les garçons et envers les filles. Elle s’est alors « dépatouillée petit à petit », avec la volonté de faire ce qu’elle a envie et comme elle le décide.

Voyager loin, faire du stop, vivre des aventures, tout ça a été très important dans sa construction. Mais, le plus crucial à ses yeux, c’est que d' »être une meuf ne soit pas un frein ». Au fond d’elle, elle ressentait toujours une distinction entre ce que les autres percevaient d’elle – en tant que fille – et, elle, comment elle-même se percevait – en tant que personne. Être assimilée femme l’a toujours pesé. Depuis lors, de nombreuses lectures sur le féminisme et le queer6 l’ont beaucoup aidées et elle considère aujourd’hui que le problème est la binarité imposée par la société, alors que tout un chacun peut se sentir comme il ou elle a envie, à savoir non binaire. Elle ajoute :  » Il y a, disons, deux extrémités, le féminin et le masculin ; on se situe tous entre les deux pôles, ça fluctue entre les deux. C’est très intime. Parfois je peux me sentir « très meuf » (robe et paillettes) et d’autre fois « très mec » (utiliser une machine, conduire un tracteur), et, là encore, c’est un fonctionnement très binaire et j’espère qu’un jour il n’y aura plus ces classifications. Dès fois, je joue avec, d’autres fois je les subie, ça dépend ». De « hétéra » à « gouine7« , elle s’est ainsi construite son parcours intime à la notion de genre.

Vivifiée par les émotions de liberté et les pics d’adrénaline procurés par la voile, Cléo a soif d’aventure et de rapport fort aux éléments. Elle a trouvé en partie dans la navigation ce qu’elle recherche depuis plusieurs années à travers sa déconstruction intellectuelle de la société, à savoir l’envie de créer un espace des possibles, le besoin de bricoler avec ses mains et l’autonomie que procure un voilier.

1. https://liberbed.net

2. Meufs/Gouines/Trans/Inter/PD (sans mec cis hétéro).

3. Âgisme : discrimination par l’âge.

4. Validisme : discrimination ou rapport de pouvoir des personnes dites valides sur des personnes dites handicapées moteur ou mental.

5. Spécisme : domination de l’espèce humaine sur les autres espèces animales et végétales.

6. Queer est un mot anglais signifiant « étrange », « peu commun », « bizarre » ou « tordu », il est utilisé pour désigner l’ensemble des minorités sexuelles et de genre : personnes ayant une sexualité ou une identité de genre différentes à l’hétérosexualité ou la cisidentité (Source : Wikipedia).

7. Gouine : terme longtemps considéré comme une insulte, qui aujourd’hui est utilisé par les militant.e.s féministes et LGBT comme réappropriation politique du mot.

Auteur : Mathilde Pilon

Gallia Vallet

L’artiste nomade

Un voilier s’est érigé au devant de la scène, le Münchhausen, un Arpège de 1968. Des voyages ont pris forme, bruts et vifs comme l’océan. Hors des murs des théâtres où Gallia exerce son métier de comédienne et hors des murs des lieux collectifs qu’elle investie, elle s’est trouvée un cocon flottant fin 2019, en duo avec son compagnon. La voile est devenue l’objet d’un nouvel apprentissage. En 2020, son premier périple à bord du Münchhausen a duré huit mois, de La Corogne aux Canaries, et un retour de Madère à Marseille, sa ville d’adoption.

Comédienne et graphiste, Gallia est une nomade des mers depuis bientôt deux ans, à bord de son Arpège, un Dufour de 9,25m.

Gallia, l’esprit voyageur

Gallia a 32 ans. Elle a grandi à Paris et a été initiée à la voile sur un Optimist en Bretagne, où sa mère habite désormais. Issue d’une famille d’artistes, c’est naturellement qu’elle a suivi des études aux Beaux-Arts et s’accomplit désormais sur les planches des théâtres comme comédienne.

Elle a vécu à Marseille pendant treize ans et c’est là qu’elle retourne après les tournées et les résidences artistiques plus ou moins lointaines. C’est dans la ville phocéenne, à contre courant de la gentrification urbaine actuelle, qu’elle s’est investit dans l’ouverture et l’animation de lieux collectifs autogérés. Et c’est sous le vent méditerranéen qu’elle a rencontrée non seulement son compagnon, mais aussi qu’elle a pu redécouvrir la voile, grâce à des amis marins et à une association disposant d’un vieux gréement. Son quotidien est donc très nomade. Ses projets personnels et sa vie professionnelle l’amènent à voyager tout le temps. Alors vivre sur un bateau n’en est que la continuité.

Plonger tête la première
Elle reconnait n’avoir eu que très peu d’expérience nautique avant de se lancer dans l’achat d’un voilier avec son compagnon – ils ont eu un coup de coeur pour un Arpège de 1968 de chez Dufour -, et « avoir plongé dedans tête la première un peu en aveugle », confie-t-elle.

C’est à bord de son bateau, le Münchhausen – nom qu’ils ont donné en hommage au drôle de personnage populaire allemand du XVIIIe siècle, le baron de Münchhausen – qu’elle a presque tout appris. Ce fut un grand bain immersif !

Les membres d’équipage variaient en fonction des destinations. Ces derniers ne sachant pas tous naviguer, quand parfois son compagnon se reposait, il lui a alors fallu savoir gérer par elle-même pour que le bateau fonctionne correctement. Par exemple, dit-elle « on s’est retrouvé très vite à faire des quarts tout seul, mon copain était le capitaine, mais moi, j’étais la deuxième personne qui savait le mieux naviguer – ce qui était assez étonnant car je ne savais pas très bien naviguer -, et du coup, on me réveillait pour me demander ce qu’il fallait faire à ce moment-là, comment régler, s’il fallait prendre un ris, s’il fallait abattre ou lofer, c’est à dire donner des conseils à des gens qui, eux, ne savaient pas du tout naviguer. »

L’école de la confiance

Une responsabilité qui lui faisait peur mais qui lui a permis d’acquérir une bonne connaissance du bateau et de la mer et qui lui donné confiance dans ses capacités.

Puisque son compagnon a suivi des formations dans les bateaux, dont le Capitaine 200, il avait la casquette du sachant à bord. Très vite, il a eu besoin de pouvoir se reposer sur elle, et elle estime qu’il a fait en sorte qu’elle prenne les décisions elle-aussi, même a des moments où ce n’était pas agréable pour elle. Trouver sa place à bord du Münchhausen n’a pas été compliqué mais prendre confiance en elle et dans ce qu’elle ressentait a été un peu plus long : « il y a eu des moments où tu fais des erreurs, et tu ne le répètes pas une deuxième fois car tu vois directement ce que l’erreur amène comme conséquence. Voilà : j’apprends, j’apprends. »

Elle ajoute : « c’est un moyen de transport qui nous fait mettre en confrontation avec la nature, avec le vent, avec des forces qu’on ne contrôle pas du tout, sur lesquelles on n’a pas de prise. Du coup, on apprend toujours, toute notre vie, tous les gens qui naviguent apprendront toujours face à des nouvelles situations. C’est à chaque fois différent. »

Pour le plaisir d’une nouvelle expérience

« C’est quand même magnifique de faire du bateau. C’est un moyen de transport où tu es à la fois complètement autonome et dépendant du vent. C’est une forme de liberté et, en même temps, tu n’es pas libre du tout parce qu’il faut que tu fasses avec les éléments. En plus, c’est un moyen de transport qui utilise un minimum d’énergie fossile ».

Le vent la fascinait déjà. En tant que comédienne, elle avait travaillé avec des cerfs volants et des objets volants. Alors, quand elle a appris qu’un bateau pouvait remonter au vent, elle a trouvé ça beau et incroyable : « les vagues et le vent nous repoussent, on devrait reculer, et non, on avance ! »

Gallia aime faire des nouvelles expériences, elle aime voyager et essayer des nouvelles pratiques. Alors, à deux, ils se sont lancés…

Nomade des mers

« C’est comme vivre dans un camion », suppose-t-elle, éprise de grands espaces, « ton jardin c’est le monde ». Mais dans le mouvement du voyage et la vastitude du monde, parfois avoir un point de chute, « un lieu à soi »1, est vital pour se ressourcer. Elle convient que, après deux ans de vadrouille, ça lui a fait du bien d’avoir un endroit qu’elle considère comme étant chez elle. « Là, ça en fait un concret et qui peut nous emmener un peu partout. »

De l’Espagne à la Grèce, ils ont réalisé principalement de longues navigations à bord de leur bateau maison. « Lors des grandes traversées, tu es vraiment immergée dedans, c’est un autre monde, tu te mets sur un rythme qui es complètement différent. Tu sens la rondeur de la Terre, tu vois vraiment le temps que tu vas prendre et la distance pour aller quelque part. »

Le sexisme n’a qu’à bien se tenir !

Gallia commence par conter la fois où, à Valence en Espagne, elle a présenté au capitaine du port les passeports de l’équipage, composé de deux hommes et d’une femme. Ce dernier demandant lequel des deux hommes étaient le skipper, Gallia n’a pas hésité une seconde à répondre que c’était elle !

Cette anecdote mise à part, elle confie ne pas avoir ressenti de sexisme à bord puisqu’elle a principalement voyagé avec « des équipages très politisés de base », à la fibre féministe. A l’île de La Gomera, elle a rencontré à plusieurs reprises des capitaines féminins, entre autres deux femmes qui savaient naviguer depuis toute petite et qui initiaient leurs compagnons à la voile. « C’était chouette », se réjouit-elle, « mais c’est très rare ».

La féminité à bord

Question force physique, Gallia affirme qu’elle n’a pas eu besoin de faire appel à quelqu’un d’autre pour l’aider. Volontaire et tenace, elle n’hésite pas à remettre un coup de winch quand il le faut.

Quant à sa féminité à bord, puisqu’elle considère le bateau comme sa maison, elle n’a pas ressenti de gêne. Pendant ses règles, « que ce soit en mer ou à terre, je vais être de mauvais poil ! » Alors quand il lui faut se réveiller à deux heures du matin pour son quart de nuit : « je ne dis trop rien mais je ne vais pas être contente ».

Des peurs légitimes

Lors des longues navigations, le moins plaisant pour elle est la fatigue cumulée par un rythme de quart et par une vigilance de chaque instant. En arrivant à Gibraltar, ils ont eu une bonne douzaines d’heures avec beaucoup de vent. Gallia n’était pas très rassurée et quand elle n’était pas de quart, elle ne trouvait pas le sommeil car elle n’arrivait pas à faire confiance aux équipiers et remontait sur le pont pour tout vérifier. « En y repensant, le manque de sommeil, c’est hard, quand même ! Tu as moins de patience, et plus tu es fatiguée, plus ça va te faire peur. »

Sinon, elle confie que les gros cargos l’effraie beaucoup : « tu vois qu’en vingt minutes, ils se rapprochent, et que très vite ils sont à 200 mètres de toi : je n’aime pas trop ce genre de situation ! »

Ses plaisirs en navigation

L’âme poète qui l’anime lui fait répondre tout de go : « regarder les étoiles la nuit » et les animaux marins : « j’adore me mettre à l’avant et regarder les oiseaux, les dauphins, les baleines ! »
Mais Gallia aime aussi sentir son bateau, saisir l’instant quand il avance et son inertie. Quand elle réalise une manoeuvre d’accostage, elle n’est pas peu fière de réussir ! Bonne vivante, elle adore cuisiner quand tout est calme et qu’elle sent bien.

Si le mal de mer lui a joué quelques mauvais tours, Gallia s’est vite accordée à ce nouveau style de vie, au gré des vents et des vagues. Un an après leur première expédition dans l’Atlantique, les deux partenaires ont pris la direction de la mer Egée et du pays « aux dieux antiques », où la mythologie hellénique a ravi la soif d’aventure, d’art et de littérature de cette navigatrice novice.

1. Référence à l’oeuvre de Virginia Woolf Une chambre à soi ou Lieu à soi, selon les traductions (A Room of One’s Own).

Auteur : Mathilde Pilon

Marta Güemes

De la Mini Transat à la voile pour tou.te.s.

L’automne s’installe doucement en ce mois d’octobre 2020. Le vent balaie les nuages et le soleil perce enfin sur le bassin des Chalutiers à La Rochelle. Marta, jeune trentenaire, grand sourire et débordante d’énergie, revient tout juste de quinze jours en mer à bord du voilier de l’association Ocean Peak.

Un parcours voyageur

Marta a grandi entre Valladolid en Espagne, chez sa mère, et l’île de Lanzarote aux Canaries, chez son père. Bien qu’entourée de mer, au milieu de l’océan, elle n’avait que très peu pratiqué la voile. Marta a étudié dans une école française jusqu’au brevet. A 18 ans, elle est partie vivre à Lyon pour suivre des études de biochimie en école d’ingénieur.

C’est lors d’un stage de fin d’études en Nouvelle-Zélande, en 2012, qu’elle découvre la voile et que son histoire d’amour avec les voiliers a commencé. « Je suis tombée sous le charme », se souvient-elle. Adepte des voyages en vélo, la voile lui ouvre de nouveaux horizons ! Marta n’a plus qu’une idée en tête, apprendre à naviguer. Une fois ses études terminées et après deux ans de « premiers boulots », elle a rejoint l’école des Glénans.

Direction l’Irlande, pour se mettre à l’épreuve, dans le cadre d’un bénévolat de longue durée où, logée et nourrie à la base irlandaise des Glénans, elle répare les bateaux pendant l’hiver et se forme en parallèle au monitorat de voile de croisière, en 2012-2013. A partir de là, elle n’a jamais arrêté de naviguer.

Même si parfois, elle s’est fait happer par les montagnes et son emploi d’ingénieur en traitement de l’eau à Grenoble, très vite, il lui a fallu revenir à la voile. Chose possible dans son entreprise, un bureau d’études assez connu, qui organise des régates d’entreprise en équipage. C’est là qu’elle rencontre des personnes préparant la mini transat…

La mini transat, un nouveau défi !

En septembre 2015, Marta achète un Pogo 2 : « Moi, j’ai des tocs comme ça, quand j’y vais, je fonce », rie-t-elle. Pendant deux ans, son entreprise lui aménage son temps de travail et la sponsorise, et elle se prépare ainsi à la Mini transat, « plus pour l’aventure que la performance », confie-t-elle. Un défi un peu fou qui lui fait tout de même un peu peur puisqu’elle n’avait jamais navigué en solitaire auparavant.

La « Mini », comme on dit dans le milieu, c’est une régate de course au large en solitaire créée en 1977, sans assistance ni communication ni moteur, sur un bateau de 6,50 mètres entre Les Sables d’Olonne ou La Rochelle, et les Antilles, avec une escale aux Canaries1. « Le fait de faire cette première transatlantique avec escale aux Canaries n’était pas voulue mais j’étais trop contente de me sentir un peu plus de là bas, et qu’on me reconnaisse de là bas ».

La course s’est bien passée. Marta est arrivée trentième de la classe mini. Par contre, le retour à la réalité a été difficile : « pendant deux ans, tu es focalisée dans un truc à fond, tu fais tout pour toi et puis après tu reviens et tu t’assoies devant ton bureau, tu reprends tes calculs et une vie moins extraordinaire ».

Ocean Peak, ou comment continuer l’aventure

En 2018, un collègue de la Mini transat lui propose de monter le projet Ocean Peak. Lui est éducateur, grimpeur et marin. L’idée d’origine était de proposer deux types de navigation avec le voilier course croisière de 16 mètres en aluminium, Triphon, un Lévrier des mers2 : l’une sportive par des expéditions voile et alpinisme – qui les ont portées jusqu’au Groenland et aux îles Lofoten -, l’autre sociale avec des séjours de rupture à destination de jeunes en difficulté.

Cela fait quatre ans que l’association Ocean Peak tourne avec une énergie aujourd’hui centrée sur les séjours jeune, portée par une vingtaine de bénévoles. Marta, elle, est salariée à mi-temps (en complément de son travail d’ingénieur freelance en biochimie) et se plaît à transmettre sa passion de la voile à des jeunes de l’aide sociale à l’enfance et des quartiers dits prioritaires de La Rochelle. Les séjours durent deux semaines. En amont, sont proposés des ateliers de découverte et de préparation3 pour faciliter l’engagement et l’implication des jeunes. Certes, deux semaines, c’est très court mais cela apporte un environnement et un cadre différents à ces jeunes. Sur la mer, le bateau impose ses propres règles, alors ces dernières, liées à la sécurité et à la vie à bord, sont généralement bien acceptées. Marta explique : « Le prix du bateau leur est donné, l’environnement bateau leur est expliqué, aussi ils se rendent compte que quelque chose d’exceptionnel a été mis en place pour qu’ils puissent naviguer et qu’ils puissent en profiter. Très souvent, ils en sont reconnaissants. Par exemple, si un jeune abîme exprès un élément du bateau, il est débarqué. Mais, le bateau, ils le préservent à chaque fois ».

Entre sexisme et paternalisme, il faut faire sa place de navigatrice

Qu’y a-t-il donc d’étrange que d’être une femme navigatrice ? Voilà donc une question que Marta s’est posée dès le début de sa pratique, en tant que monitrice en centre nautique. Parce qu’elle n’avait que 26 ans, parce que les quatre « bonhommes » qu’elle encadrait en stage de croisière, eux, en avaient 40, elle reçut de leur part des commentaires désagréables, comme « ah, c’est toi qui va nous sauver ! »

Ensuite, quand elle a commencé à préparer la Mini transat, elle s’est rendue compte qu’il n’y avait que très peu de femmes dans ce milieu, et que les remarques désobligeantes se bousculaient. Soit les gens la considérait comme une gamine qui n’allait pas réussir la Mini, soit ils l’aidaient, de manière très paternelle, ne la prenant pas vraiment au sérieux. Comme le jour où, en arrivant au port lors de la Mini, des inconnus l’accueillirent en lui demandant où était le reste de l’équipage et si sa famille était au courant de ce qu’elle faisait, comme si cela était inconcevable de voir une femme d’une trentaine d’années seule à bord. Manque de légitimité et infantilisation, encore une fois ! Le ton de Marta s’échaude quelque peu.

Par ailleurs, elle ajoute que le côté médiatique de la question de la différence femme – homme pendant la course l’a vraiment importunée. « Moi je ne me lève pas le matin en me disant que je suis une femme dans la voile quoi ! Je fais du bateau parce que j’aime bien faire du bateau, et ensuite, oui, je suis une femme », ajoute-t-elle franchement. Elle me partage l’anecdote où, à une journaliste de l’AFP, elle a souligné le fait qu’elles n’étaient que 8 femmes sur 81 et que celles qui veulent gagner sont toutes sous hormones (par la prise de la pilule en continu) pour stopper les règles « car quand tu as tes règles, tu as beaucoup moins de force, tu es fatiguée ». La journaliste n’a rien publié de tout ça. Sujet tabou ? Pourtant, entre navigatrices, c’est un thème qu’elles abordent, mais qui semble toutefois encore mal aisé de rendre public.

Quand elle navigue avec des amis hommes, elle s’est rendue compte qu’ils sont beaucoup moins dans l’anticipation parce qu’ils ont de la force physique. Marta n’a pas cette force là, d’autant qu’elle n’est pas une adepte de la musculation. Alors, à la place, elle anticipe et prépare tout, afin de naviguer très proprement. Dans ses courses, remarque-t-elle, elle ne fait certes pas de grosses performances, mais elle n’a jamais rien cassé ! Ce qui fait donc la différence dans les façons de naviguer, c’est le mental.

Même après une course au large et de nombreuses régates en équipage, même avec le statut de cheffe de bord sur des expéditions dans le grand nord, Marta reçoit encore des remarques « ah les femmes à la barre » ou peine parfois à être écoutée quand elle donne des consignes en régate à des hommes « qui sortent sur l’eau quatre fois dans l’année ! » Elle a l’impression qu’une femme peut faire ce qu’elle veut une fois qu’elle a montré patte blanche, comme participer au Vendée Globe : « il faut montrer ton palmarès pour qu’on te prenne au sérieux. » « Ça reste un milieu très masculin ; tu as l’impression qu’il faut que tu montres tout le temps ta légitimité ! » résume-t-elle.

Alors, maintenant, elle n’écoute plus, elle suit son chemin et mène ses projets de bons pieds avec ses bateaux et des personnes à qui elle n’a rien à prouver !

Naviguer « au féminin »

Marta souhaite pourtant ardemment montrer que les femmes sont capables, et naviguer entre femmes le permet. Elle étaie : « Quand il y a un homme à bord, les gens vont penser naturellement que c’est l’homme qui gère. Au moins, si on n’est que des femmes, la question ne se pose pas ; c’est forcément une de nous qui gère. » Elle en a fait l’expérience un été où elle est partie avec des amies. Elles ont constaté qu’elles étaient plus à l’aise d’être qu’entre femmes parce qu’elles prenaient le temps d’apprendre à leur rythme.

A Ocean Peak, sur le dernier séjour, parmi les quatre encadrants, il y avait deux femmes, à savoir une guide de haute montagne (qui vit le même manque de légitimité en montagne) et Marta. L’idée étant de montrer aux jeunes que des femmes peuvent faire des choses incroyables, et de favoriser la mixité de ces séjours « sport aventure » trop souvent catégorisés masculins. Toutefois, Marta a l’impression que l’étiquette « femme » des projets est devenu un argument de vente, sinon « on ne t’inclut pas dans les projets ». Sorte de « women washing »…

Ses désaffections et ses préférences en navigation

Marta se laisse un moment de réflexion sur ce qui lui déplaît dans la voile… comme si cela était impossible. Avec son franc-parler, elle déclare : « Ça coûte très cher, et ça reste un milieu hyper élitiste ». « A part quelques projets outsider, ça reste des milieux un peu riche quoi ! Quand tu n’es pas dans cette dynamique là, il faut trouver des plans, des tunes à gauche à droite. Nous, pour pouvoir l’offrir à des jeunes de l’aide sociale à l’enfance, ou des jeunes des quartiers, il faut qu’on lève des fonds comme pas possible parce que ça coûte trop cher. »

Sinon, dans la voile, elle aime tout ! Elle aime le cadre du bateau. Elle aime la voile en solitaire et en équipage. « En équipage, c’est hyper puissant de se serrer les coudes pour faire face à des conditions difficiles. En solitaire, il n’y a que toi et tu ne peux pas douter de toutes tes décisions […] et tu vois si ça marche ou ça marche pas. « 

Le soleil s’est levé, il est 13 heures, elle enfourche son vélo et file naviguer sur un Figaro 1 qu’elle a acheté avec un ami. Elle se fait plaisir avec ce bateau sportif « où tu peux faire des réglages, aller vite et amener les ami.e.s en mer ». Un jour, peut-être, Marta concourra à nouveau… en mini !

1. Les ports de départ, d’escale et d’arrivée varient en fonction de l’organisation.

2. Triphon a été construit en Bretagne au chantier Le Guen-Hemidi en 1990 ; on ne compte que 10 unités dans le monde.

3. Cartographie, nœuds, jeu pour fédérer, découverte des métiers de la mer.

+ d’infos sur Marta : https://www.sailing-marta.com/, Facebook

Auteur : Mathilde Pilon