La chercheuse d’idéal
Animée par l’esprit d’aventure et d’autonomie, Cléo est emprunte d’un idéal de liberté et d’émancipation qu’elle construit jour après jour. Venue de Bretagne en stop jusqu’au Portugal, Cléo participait au chantier bénévole de rénovation de l’Albarquel, un vieux gréement, en mixité choisie, où je m’étais également rendue début janvier 2020. Habituée des organisations collectives, elle m’avait impressionnée par son aisance relationnelle, son verbe éclairé et une énergie sans faille à vouloir participer aux différents ateliers de réfection.

© Mathilde Pilon
L’appel du large
Cléo, 35 ans, habite temporairement sur l’un des voiliers du collectif LiberBed dans lequel elle s’est impliquée, à Douarnenez dans le Finistère. LiberBed1 est une association d’éducation populaire qui met à disposition des bateaux à prix libre aux personnes qui ont envie d’apprendre à naviguer. Créée en 2015, l’association s’inscrit dans une démarche de lutte contre tout type d’oppressions. Ils ont décidé de proposer des bateaux de différentes tailles pour pouvoir évoluer dans l’apprentissage de la navigation : des Optimists, un catamaran, des 416 et des 420 pour la voile légère, et quatre voiliers de six à douze mètres pour l’habitable.
Mais comment en est-elle arrivée à vivre sur un bateau ? Depuis plusieurs années déjà, son envie de naviguer était très présente. Par conviction écologique, Cléo ne prenait plus l’avion pour voyager, ce qui animait d’autant son appétence pour la navigation et l’utilisation du vent – une énergie dite propre, moins polluante. Motivation accrue par la sensation de liberté que propose un bateau.
Trois ans auparavant, elle était partie naviguer avec des copains pendant une semaine : l’expérience-déclic qui lui a mis des étoiles dans les yeux…
Issue d’une famille bretonne, elle avait déjà eu un avant-goût de la navigation grâce à son beau-père qui l’emmenait caboter sur son voilier le long des côtes bretonnes. Elle était « son mousse » et apprenait de manière « assez classique ». Enfant, Cléo avait suivi quelques stages de voile légère, ce qui lui a valu d’expérimenter quelques sensations dont une « méga flippe » à cause d’un moniteur « ni attentionné ni bienveillant », qui avait fait sortir le groupe de cata en pleine tempête. Des petits traumas liés à la hiérarchie qui ont certainement été, entre autres, à l’origine de sa volonté tenace d’émancipation des codes verticaux de l’éducation et de la société.
De la réalité de la pratique à la prise de confiance
L’hiver 2019, pendant trois mois, Cléo a rejoint un équipage, alternant entre sept et dix personnes, pour traverser l’Atlantique et rejoindre le Brésil. Seules deux personnes de l’équipage « n’étaient pas des mecs ». Pour elle, cette transat a été, une nouvelle fois, synonyme de confrontation avec la hiérarchie, le sexisme et la domination par le savoir. Dans l’apprentissage, c’était important pour elle que le capitaine lui laisse de la place, pourtant sa volonté de tout apprendre du voilier fut quelque peu étouffée… « Il ne devait pas être conscient de ce qu’est transmettre des connaissances, ni de donner de l’autonomie à des personnes qui apprennent », résume Cléo. Et regrette : « Je n’ai même pas appris à faire de la carto alors que ça faisait trois mois qu’on voyageait ensemble. »
Alors, de retour en France, elle ne voulait faire du bateau qu’en mixité choisie2, sans mâle dominant, pour ainsi prendre confiance dans ses capacités. Skipper un bateau est un long chemin qui demande de prendre confiance en soi, « confiance dans le fait de faire soi-même, d’être capable d’assurer et d’assumer le bateau, de savoir comment fonctionne le voilier », souligne-t-elle.
Elle ajoute : « Sur un bateau, tu es clairement face à tes limites, on ne peut pas faire semblant, ce n’est pas comme dans le reste de la vie. […] L’objectif, c’est que le matériel et les personnes soient en sécurité et, ça, ça demande de savoir maitriser son bateau matériellement, de savoir où est-ce qu’on va, les conditions météos, à quel moment on décide de partir, pourquoi, combien de milles on va faire, et comment ça va se passer. »
La navigation, ce n’est pas seulement apprendre sur soi, mais c’est aussi apprendre des tâches manuelles, et cela représente d’autant plus un enjeu pour les personnes qui ne sont pas des mecs cisgenres, à savoir « les meufs-cis, les personnes non mineures, les trans assignées meufs », puisqu »on nous a pas donné accès aux compétences manuelles – ça dépend des familles évidemment -, ni donné confiance dans nos capacités manuelles, dans notre force, notre corps […], c’est tout ça qu’il y a à rattraper ! »
Aujourd’hui, elle se sent autonome mais admet qu’elle a encore plein de choses à apprendre. La baie de Douarnenez est un bon terrain de jeu, elle s’entraîne avec « les copain.e.s ».
En quête de sens
Son esprit libertaire ne vient pas de nulle part. Le bac littéraire en poche, Cléo s’est essayée en école d’infirmière puis dans « des petits boulots aux conditions pourries » pendant deux ans, ce qui lui a permis de découvrir le monde du travail, d’observer « l’oppression sexiste à l’œuvre dans tous ces milieux-là » et, par conséquent, de forger ses convictions politiques.
Après s’être replongée dans des études en travail social, elle a travaillé plusieurs années dans différentes structures dans le Finistère. C’est également à ce moment-là, du haut de ses 24 ans, qu’elle s’implique dans un collectif d’aide aux sans-papiers à Brest, où elle découvre un fonctionnement horizontal avec des décisions prises au consensus. Elle y a appris « à structurer sa pensée, à prendre des décisions collectives, et en même temps à avoir un regard sur les rapports de pouvoir – car dans tous les groupes, il y a un rapport de pouvoir, que ce soit en mixité ou en mixité choisie -, et d’essayer de comprendre comment on compose avec ça, sans hiérarchie ». Cette aventure militante durera deux ou trois ans.
Après une année au Canada, elle s’installe à Rennes. Nouvelle expérience dans le travail social, elle en conclut assez rapidement que son activité n’est qu' »un pansement sur une jambe de bois d’un système basé sur des domination, dit-elle. Et puisque, au final, elle ne trouvait plus de sens dans son travail, et que, pour Cléo, il est important de « fonctionner en coopération et de réfléchir ensemble, à tous les échelons, du micro au macro, en cohabitation avec les autres espèces, sur une profonde transformation sociétale et un bien-être commun », elle a décidé de ne s’investir que dans des activités militantes ayant du sens pour elle.

© Mathilde Pilon
Pourquoi le militantisme ?
Vous l’aurez compris, Cléo n’a pas la langue de bois mais plutôt des utopies qu’elle essaie de concrétiser à sa manière, des luttes qu’elle mène de front dans son style. Sa réponse à la question « pourquoi le militantisme ? » sort de ses tripes… : « La société est pleine d’oppressions ! L’oppression sexiste, je trouve ça dégueulasse, l’oppression âgiste3, je trouve ça dégueulasse, tout comme le validisme4, le racisme, les oppressions de classe, le spécisme5 ; j’aimerais bien que ça fonctionne différemment car j’ai toujours un peu une utopie ». Sa colère vient de l’enfance, explique Cléo, période où elle sentait les oppressions « âgistes » des adultes sur elle, et sexiste aussi – entre autres à l’école primaire où elle s’était fait agressée. Très tôt, elle a commencé à « sentir » et à réfléchir sur les fonctionnements différents envers les garçons et envers les filles. Elle s’est alors « dépatouillée petit à petit », avec la volonté de faire ce qu’elle a envie et comme elle le décide.
Voyager loin, faire du stop, vivre des aventures, tout ça a été très important dans sa construction. Mais, le plus crucial à ses yeux, c’est que d' »être une meuf ne soit pas un frein ». Au fond d’elle, elle ressentait toujours une distinction entre ce que les autres percevaient d’elle – en tant que fille – et, elle, comment elle-même se percevait – en tant que personne. Être assimilée femme l’a toujours pesé. Depuis lors, de nombreuses lectures sur le féminisme et le queer6 l’ont beaucoup aidées et elle considère aujourd’hui que le problème est la binarité imposée par la société, alors que tout un chacun peut se sentir comme il ou elle a envie, à savoir non binaire. Elle ajoute : » Il y a, disons, deux extrémités, le féminin et le masculin ; on se situe tous entre les deux pôles, ça fluctue entre les deux. C’est très intime. Parfois je peux me sentir « très meuf » (robe et paillettes) et d’autre fois « très mec » (utiliser une machine, conduire un tracteur), et, là encore, c’est un fonctionnement très binaire et j’espère qu’un jour il n’y aura plus ces classifications. Dès fois, je joue avec, d’autres fois je les subie, ça dépend ». De « hétéra » à « gouine7« , elle s’est ainsi construite son parcours intime à la notion de genre.
Vivifiée par les émotions de liberté et les pics d’adrénaline procurés par la voile, Cléo a soif d’aventure et de rapport fort aux éléments. Elle a trouvé en partie dans la navigation ce qu’elle recherche depuis plusieurs années à travers sa déconstruction intellectuelle de la société, à savoir l’envie de créer un espace des possibles, le besoin de bricoler avec ses mains et l’autonomie que procure un voilier.
2. Meufs/Gouines/Trans/Inter/PD (sans mec cis hétéro).
3. Âgisme : discrimination par l’âge.
4. Validisme : discrimination ou rapport de pouvoir des personnes dites valides sur des personnes dites handicapées moteur ou mental.
5. Spécisme : domination de l’espèce humaine sur les autres espèces animales et végétales.
6. Queer est un mot anglais signifiant « étrange », « peu commun », « bizarre » ou « tordu », il est utilisé pour désigner l’ensemble des minorités sexuelles et de genre : personnes ayant une sexualité ou une identité de genre différentes à l’hétérosexualité ou la cisidentité (Source : Wikipedia).
7. Gouine : terme longtemps considéré comme une insulte, qui aujourd’hui est utilisé par les militant.e.s féministes et LGBT comme réappropriation politique du mot.
Auteur : Mathilde Pilon
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