La lanceuse d’alerte
Fin octobre 2020, je reprends la route pour Concarneau, terre d’adoption de Raphaëlle Ugé, éducatrice sportive voile et militante à Balance Ta Voile. Nous nous rencontrons dans un bistrot du port où la musique d’ambiance et la vue sur la ville close adoucissent l’entretien à fleur de peau de l’une des fondatrices du récent collectif Balance Ta Voile. Avec Emma et Claire, également professionnelles du nautisme, Raphaëlle a créé une page Facebook pour dénoncer haut et fort le sexisme ordinaire, les discriminations liées au genre et les violences sexuelles dans le milieu de la mer et du nautisme.

De l’Afrique à la Bretagne
30 ans, originaire d’Alsace et de parents parisiens, Raphaëlle a grandi en l’Afrique de l’Ouest, où son père travaillait comme ingénieur. Rien ne la prédestinait à la voile. Pourtant, à 19 ans, Raphaëlle embarque à Madagascar sur un voilier d’amis de la famille et, durant un mois, elle découvre la navigation sur les eaux d’un pays ne disposant que de très rares infrastructures de plaisance et cartographies à jour.
Enchantée de cette expérience inédite, à son retour elle se décide à apprendre à naviguer. Traversant la France d’est en ouest, elle suit des stages en école de voile durant les vacances, en parallèle de ses études en philosophie et d’un petit boulot dans un bar. Jusqu’au jour où, en 2012, elle « plaque tout pour faire du bateau » et emménage à Paimpol.
Un nouveau départ sous pression !
Pendant sa formation voile à l’école de voile des Glénans, le mal de mer lui rend la vie à bord difficile. Mais ce dernier n’aurait été qu’anecdotique si la pression endurée n’avait pas été aussi forte. Après un arrêt en raison d’un doigt tranché à l’atelier – doigt qu’elle s’amuse à me montrer -, elle passe son monitorat de voile. C’est alors que la spirale des ennuis continue. Deux autres stagiaires femmes et elle-même sont victimes de plusieurs agressions sexuelles par un stagiaire masculin. Ne souhaitant pas laisser sous silence ces agressions, elles en rendent compte aux responsables du centre : « ils nous ont pris pour des folles », témoigne-t-elle. Sous la menace de leur démission, et, comme pour étouffer l’affaire et preuve de l’omerta dans le milieu, il a été invité à terminer son monitorat dans le sud. L’expérience a été traumatisante mais, dit-elle, « j’ai intégré, j’ai encaissé, après je ne voulais plus en parler, j’ai gardé ça dans un coin de ma tête ».
L’année suivante, elle part à Concarneau pour suivre une formation à l’Institut Nautique de Bretagne pour devenir éducatrice sportive. Elle rejoint ensuite l’école de voile de la ville : « c’était une autre ambiance même si le sexisme continuait de courir au quotidien, ce n’était pas avec la même violence », et elle enchaîne les missions.
Arrive l’été 2018 et la voilà formatrice dans un centre nautique de la région. Professionnellement parlant, elle aimait ce qu’elle faisait – former des étudiants, enseigner la navigation astronomique, etc. – et, forte de ses nouvelles fonctions, elle avait l’impression de passer un cap dans sa carrière.
Pourtant la réalité du terrain est remontée à la surface. En tant que tutrice, les jeunes monitrices lui confient les difficultés qu’elles endurent face au sexisme ambiant parmi les stagiaires et les co-encadrants. Sentiment d’impuissance donc, puisque la nouvelle génération est confrontée au même problème, d’autant plus exacerbé que cette même saison elle vit une sorte de mutinerie, menée par deux fortes têtes, à son bord alors qu’elle enseigne la navigation astronomique sur un convoyage retour depuis l’Irlande. Raphaëlle reconnait que son erreur a été « de ne pas être rentré dans le lard et ne avoir pas réagi à ce concours de b… » car elle se disait que le commandement pouvait aussi passer par une autre façon que de s’imposer par la force. Les dernières 24 heures, elle ne contrôle plus le bateau, la place de chef de bord a été prise par un équipier. Raphaëlle en sort dégoûtée et se décide alors à ne plus vivre ce genre de situation.
Prendre ses distances
Pour cela, elle s’en va loin, très loin. Sur l’archipel norvégien des Svalbard, situé entre le Groenland et la Norvège, à 79° nord, elle travaille pendant quatorze mois en 2019 pour l’Institut Polaire comme mécanicienne. Dans cette base scientifique, « il y avait tellement de paix et de sérénité par rapport à tout ce qu'[elle] avait vécu dans le nautisme » qu’elle n’en revenait pas.
A la fin de son contrat, elle rentre à Concarneau et s’occupe de la mise à l’eau de son bateau, Rocambole1, un Folie Douce de 1974 de chez Jeanneau. Sur le chantier de Port-la-Forêt, alors qu’elle brosse un élément de son bateau, un homme qui passe par là se permet une remarque désobligeante, « la remarque de trop », et toute la violence d’autrui qu’elle avait refoulée est remontée. C’est alors qu’elle crée sur un coup de tête la page Balance Ta Voile2, qui peut être considéré comme un moyen pour canaliser cette énergie dévastatrice, mais, surtout, comme un levier pour dire stop et dénoncer les agressions sexistes et sexuelles dans le nautisme.
Balance Ta Voile
Le 21 juin 2020, Balance Ta Voile voit donc le jour et Raphaëlle lance un appel à témoignage en ligne. Elle se fait épauler par deux amies : Claire, éducatrice de voile et d’aspiration féministe, et Emma, monitrice bénévole et doctorante en océanographie. Leurs objectifs : dénoncer les violences sexistes et sexuelles ayant cours dans les centres nautiques, alerter les responsables, sensibiliser au sexisme. Les jeunes femmes se forment et se documentent sur ces questions, se soutenant mutuellement dans leur combat commun.
L’écrit facilite le déploiement de la parole et elles collectent plus de 250 témoignages en dix jours. « C’était fort et c’était dur à la fois, les femmes intègrent tellement que c’est normal ! », rapporte-t-elle. Loin d’être des statisticiennes chevronnées, elles ont élaboré un questionnaire assez ouvert pour voir ce qui allait émerger sur des thèmes comme les règles, les infections urinaires, les occlusions intestinales, ou encore le consentement chez les juniors par exemple.
Raphaëlle précise que sur les 250 témoignages collectés, 90 personnes (presqu’un tiers) ont affirmées qu’elles avaient été victimes de violences sexistes ou sexuelles, les violences allant de l’injure jusqu’au viol, en passant par les agressions ou encore le bizutage. D’autres, s’étant plaintes d’agressions à leurs responsables, racontent qu’elles n’ont trouvé que peu de soutien et des réponses inadéquates. Alors, les militantes du collectif écoutent et recueillent la parole de victimes, les informent sur leurs droits et les orientent du mieux qu’elles le peuvent.
Vie au large, espaces confinés et promiscuité sur les bateaux de croisière, non prise en compte des besoins physiologiques féminins dans les écoles de voile, l’environnement du nautisme représenterait un terreau favorable à ces violences.
Elles ont réalisé, par ailleurs, que ces violences sont bien souvent engendrées par des personnes dont la mission est de sécuriser la pratique de la voile et de protéger : à chaque fois, l’agresseur (à savoir la personne qui agresse, insulte, commet la violence) est dans presque 80% des cas le moniteur, le formateur ou le responsable. Et que les responsables ne sont pas non plus formés à la détection de violence, ni sur leurs obligations.
L’école de voile des Glénans – qui n’a pas été épargnée par des cas de harcèlement et d’agression sexiste et sexuelle – semblent se saisir de la question et, en 2021, met en place certaines mesures comme des formations sensibilisant au sexisme et aux violences sexuelles à destination des encadrants et moniteurs, ou encore la création d’une adresse mail pour pouvoir accueillir la parole de la victime d’une façon plus neutre que par le moniteur ou le responsable. « Alerte et détection », disent-ils, mais est-ce réellement suffisant ?
La Fédération Française de Voile, quant à elle, répond aux demandes du gouvernement en publiant un bandeau « prévention de violences sexuelles » sur son site internet3, ce dernier relaie des contacts d’urgence et d’associations d’aide aux victimes, ainsi que de la documentation.
Pas à pas, Balance Ta Voile fait mouche. Raphaëlle continue de recevoir des témoignages d’autres centres nautiques, et même de centres de formation pour des cas d’harcèlement « moral ».
La voile : un mode de vie
Malgré tout, Raphaëlle continue à aimer naviguer. « C’est peut-être anodin, mais c’est le sentiment de liberté qui m’anime profondément ! », dit-elle. Et derrière cette recherche de la liberté se trouve ce désir d’accomplissement, à trouver sa place sûrement ! La navigation, pour elle, représente plus un mode de vie et un état d’esprit que du sport pur dans le sens où la pratique est « tellement complète » : « tu dois savoir d’adapter, faire beaucoup de choses par toi-même, tu vis en communion avec les éléments, tu apprends à lire les signes de la nature ».
Elle aime également l’autonomie à bord, qui demande de la sobriété non seulement en terme de consommation d’eau et d’énergie mais aussi dans la façon d’appréhender la mer. Humilité, face aux éléments, et dans l’équipage. Pour elle, l’enjeu réside à adopter une forme de résilience – loin de la culture marine pyramidale à la française – quand on doit vivre ensemble sur un bateau : s’adapter au rythme du bord tout en en trouvant son propre à rythme, sans se perdre au sein de l’équipage. Elle questionne donc la nécessité d’un chef de bord et appuie sur l’importance d’inclure des modules sur la vie à bord dans l’apprentissage de la voile.
Naviguer au féminin
Raphaëlle observe une croissante solidarité entre femmes professionnelles dans le nautisme, du fait, explique-t-elle, que peu de femmes ont une situation stable ou à responsabilité par rapport aux hommes. Pour remédier, timidement, à cette précarité, les femmes se soutiennent et se suivent les unes les autres, en se passant les plans boulot par exemple, ou des conseils.
Une fois, Raphaëlle raconte que lors d’une navigation composée d’un équipage stagiaire de cinq femmes et d’un homme, où elle était cheffe de bord, l’expérience s’est révélée être puissante et libératrice puisque, dès le départ du port jusqu’au retour, elle n’a pas dû prouver à qui que ce soit sa place, elle se sentait légitime, « tout roulait, c’était fluide, ce stage était incroyable. »
De la suite dans les idées
Avec le collectif Balance Ta Voile, Raphaëlle se déploie en tant qu’activiste féministe et ne manque pas d’idée d’actions de lutte et de sensibilisation à venir. Par exemple, elle s’est saisie du hashtag « Sanstalon » pour dénoncer des images publiées de pinups en talon perchées en haut des mâts, dites les « pinups du vendredi », sur Sail Yacht TV. « Entre ces pinups du vendredi et les navigatrices du Vendée Globe, il n’y a rien ! On ne voit jamais de femmes en action sur les bateaux. »
D’autre part, les trois consoeurs de Balance Ta Voile envisagent de créer un collectif d’encadrantes professionnelles de toutes les professions de la mer pour faire pression sur les fédérations du nautisme. Raphaëlle estime que « si la demande vient aussi des professionnelles, ça peut faire aussi changer les choses ». Elle rappelle aussi la nécessité de former les professionnel.le.s à la vie collective à bord, et à l’accueil de la parole des victimes.
Dernièrement, en janvier 2022, Raphaëlle a publié un billet4 sur le site d’information Mediapart où, suite à la condamnation de l’armateur Genavir, elle fait le point sur les violences sexistes et sexuelles dans le milieu maritime et du nautisme, se saisissant cette fois du hashtag « Maritime Me Too ».
Face aux images de la femme qui porte malheur à bord à l’image, de la pin up ou de l’hôtesse, face aux remarques insidieuses mais normalisées – résultat systémique de deux millénaires de patriarcat -, et face aux agressions sexuelles, les femmes doivent porter leur voix très fort, sans tabou, pour prendre leur place à bord. Enfin, face à la « virilité du commandement », la place des hommes semble peu à peu se redéfinir aujourd’hui tant dans la société que sur les bateaux. Les lignes sont à redéfinir chez les femmes également en raison de l’assimilation du sexisme ordinaire. Raphaëlle s’est emparée des réseaux sociaux comme outil de lutte, elle les sait limités mais les considère principalement comme un incroyable facilitateur de libération de la parole.
1. Rocambole est un personnage de fiction créé par Pierre Ponson du Terrail dans le roman-feuilleton Les Drames de Paris (I. L’Héritage mystérieux) en 1857 (Source : Wikipedia).
2. https://www.facebook.com/Balancetavoile
3. https://licencies.ffvoile.fr/ffv/web/services/prevention.asp#gsc.tab=0
4. https://blogs.mediapart.fr/raphaelle-uge/blog/160122/maritime-me-too-les-scandales-et-les-temoignages-saccumulent
Textes et photos : Mathilde Pilon