La championne du monde en match racing
Maëlenn Lemaître est navigatrice de haut-niveau. Multi médaillée, elle détient le titre de double championne du monde junior en 470 et championne du monde en match racing féminin, de quoi impressionner la néophyte que je suis. Elle me reçoit une fin de matinée de décembre 2019 chez elle dans le nord Cotentin. Un joli sapin en bois trône au pied de la fenêtre, la cafetière italienne frémit et Maëlenn se dévoile peu à peu, curieuse et attentive à ma démarche, discutant volontiers de son parcours de sportive.

La mer au bout des pieds, du vent dans les voiles et des études dans la tête
Maëlenn, 26 ans, vient de Bretagne. La pratique de la voile est une histoire de famille : son grand-père était président de l’école de voile de Locquirec, un petit village d’irréductibles marins tout près de Morlaix, où Maëlenn est toujours licenciée. Toute petite, elle embarquait sur le bateau de pêche de son grand-père qui relevait ses casiers dans la baie. Sans plus attendre, elle a commencé l’Optimist à Locquirec, et ce jusqu’à la fin du collège, profitant de la moindre occasion pour aller sur l’eau. Elle avait l’impression « d’être hyper grande car je pouvais mener ma barque comme je voulais, et ça c’était vraiment un bonheur », se souvient-elle. Sa mère, prof de maths, lui a donnée le goût des chiffres et des calculs, son père, ancien menuisier et très impliqué à l’école de voile de Locquirec, a transmis sa passion de la voile à ses deux filles.
Passionnée de voile et de régate, Maëlenn poursuit la voile en Sport Études à Brest, jonglant entre le lycée et le Pôle France où elle court en 420, un dériveur en double. Puis, elle entame des études en cursus adapté en école d’ingénieur, à l’Insa1 de Rennes, tout en restant attachée au Pôle France de Brest, où elle s’entraîne sur la série olympique 4702. Dès le lycée, Maëlenn se confronte aux compétitions internationales : championnats du monde et championnats d’Europe. Ensuite, vers sa quatrième année à l’Insa, Maëlenn s’oriente vers le match racing3, du « un contre un » en équipage. Aujourd’hui elle fait partie de l’équipage 100% féminin les Match in Pink de l’écurie de course Normandy Elite Team.
Après sept ans d’études, une spécialisation en « Gestion de projets internationaux », et plusieurs médailles à son actif, elle habite aujourd’hui dans le Cotentin avec son compagnon, et vient de commencer son premier poste en tant qu’ingénieur à Cherbourg.
Quand l’interculturel se mêle à la notion de genre
A la sortie de ses études en 2019, elle a travaillé pour l’entreprise de Franck Cammas missionnée pour préparer quatre bateaux omanais4 (des Diam 24) au Tour de France à la voile, dont un équipage féminin5 que Maëlenn et sa collègue française devaient coacher. Cette expérience a mis Maëlenn face à certaines problématiques liées aux différences socioculturelles. « Il faut s’y plonger pour savoir comment [les] gérer », confie-t-elle.
« A Oman, peu de femmes font de la voile, alors celles qui la pratiquent sont mises sur un piédestal », a-t-elle observé. « Peut-être n’est-ce pas la bonne expression », dit-elle tout en faisant attention à ne pas émettre de jugement de valeur, « mais elles n’ont pas dû se battre comme nous, elles n’ont pas eu à montrer un palmarès, des compétences et des capacités pour avoir un projet professionnel. […] Ce que les Français considèrent comme une chance, les Omanais le voient comme normal. Il y a déjà ce décalage qui n’est pas forcément facile. »
Ensuite, les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes lui ont semblé très marqués. En régate, être devant les hommes ne serait pas habituel pour les Omanaises. Il lui a fallu les entraîner à se dépasser et leur donner envie d’aller plus loin, challenge complexe qui a demandé du tact en terme de communication et de compréhension de l’autre, de sa différence et de sa propre culture.
Le rapport au corps est également différent. Par exemple, quand les Omanaises ont leurs règles, « elles ne peuvent pas mettre de tampon donc c’est compliqué de naviguer », explique-t-elle. « Et quand on a envie de faire pipi, nous on se met à l’arrière du bateau, dès fois des gens peuvent nous voir, ce n’est pas grave. Pour les Omanaises, c’est plus compliqué. » Mais,ensemble, elles ont réussi à trouver des alternatives.
Par ailleurs, Maëlenn et sa compatriote ont compris que leur attitude pédagogique « très française » de pointer du doigt seulement ce qui n’allait pas n’était pas forcément adaptée. « Dès qu’on les encourageait fort, même quand ce n’était pas top, elles y mettaient de l’énergie ».
Au final, Maëlenn s’en est trouvée très enrichie tant d’un point de vue personnel, professionnel et sportif.
Les femmes mises à l’épreuve en voile sportive
Quand on est une femme dans le milieu de la voile de haut-niveau, le gabarit, la force et l’explosivité sont des points qui demandent beaucoup de vigilance car de nombreux projets et postes à bord nécessitent de la force physique, à un point tel que certaines personnes – homme ou femme – ne le sont pas suffisamment, et cela réduit les chances d’être professionnelle de la voile pour les femmes. Maëlenn prend l’exemple de la Coupe de l’America et de l’IGP (un circuit fait avec des bateaux de la Coupe) où les postes les plus accessibles physiquement sont les postes de barreurs, pour autant sur ces courses prestigieuses on ne trouve guère de barreuses. « Ça va mettre du temps à changer », déplore-t-elle.
Sur la Congressional Cup6, le « grand-père » du match racing, il n’y a jamais eu une seule femme. « Peut-être estiment-ils que les femmes n’ont pas le niveau », réfléchit Maëlenn a voix haute, pointant du doigt les classements. « Sur les rankings mondiaux, les femmes sont moins bien classées que les hommes. Si tu es invitée à une course, tu peux marquer des points, si tu n’es pas invitée, tu n’en marques pas donc tu ne monteras jamais dans le classement. Un vrai serpent qui se mord la queue ! » ajoute-t-elle.
Même si dans la filière olympique, il y a autant de médailles pour les hommes que pour les femmes, selon Maëlenn les problèmes de gabarit se rencontrent dans tous les sports. « En fonction du sport, tu es avantagé avec tel ou tel type de gabarit ». Mais en voile, particulièrement, « homme ou femme, ça ne devrait rien changer parce qu’il n’y a pas que du physique, il y a beaucoup de stratégie, de tactique, de positionnement par rapport aux adversaires ».
Dans nombreux sports, on dira que le niveau masculin est beaucoup plus haut que le féminin parce que les hommes courent plus vite ou qu’ils tapent plus fort. L’aspect « impressionnant » est mis en avant : formatage de notre société du spectacle7. Quand elle regarde des matchs de tennis à la télévision par exemple, Maëlenn reconnaît qu’elle prête plus attention au jeu des hommes, la vitesse et les accélérations que leur force physique leur permet de réaliser rendant leur jeu plus intéressant. Néanmoins, elle se révolte de voir que les billets d’entrée aux matchs, tout sport confondu, coûtent moins cher au public quand ce sont des femmes qui jouent. « Quand on va voir un match, quelque soit le niveau, c’est toujours impressionnant de voir les sportifs jouer, et en plus il y a une ambiance. Au niveau du football, ça se démocratise, c’est chouette. »
La voile féminine, les perspectives s’ouvrent
Depuis la création de la Women’s Cup en 2011, les régates 100% féminines se sont multipliées en France et un circuit 100% féminin, soutenu par la Fédération française de voile, a vu le jour en 2019, le WLS Trophy (Women Leading and Sailing Trophy). Le but de la FFV est de promouvoir la voile au féminin et de permettre aux femmes de continuer leur pratique de la voile. Maëlenn court sur ces régates et apprécie fortement l’état d’esprit amical qui s’y dégage, « c’est un circuit très sympa » mêlant amateur et haut-niveau : « les gens sont ravis d’être là ».
En outre, pour permettre aux navigatrices d’accéder à certains projets professionnels, et en application de la législation sur l’égalité femme – homme, s’ouvrent des projets exclusivement réservés aux femmes. Elles peuvent ainsi trouver des financements auprès des entreprises sponsors qui leur fournissent salaire, matériel et coaching, et « tu ne te soucies plus de savoir comment gagner ta vie, ils s’occupent de tout », résume-t-elle. A l’instar, entre autres, de l’écurie Banque Populaire qui a recrutée Clarisse Crémer pour le Vendée Globe 20208 à bord de leur Imoca9. « Clarisse est très forte en communication, il y a plein de gens qui la suivent car il y a vraiment ce truc très impressionnant de faire le tour du monde. [Être une femme] l’a peut-être aidée et ça a permis à l’un des plus gros sponsors français de faire un pas en avant ». Toutefois, Maëlenn nuance : « on parle beaucoup de la parité, mais est-ce que ça change vraiment de l’intérieur ? Ne serait-ce pas des effets de communication ? »
Son couple avec un navigateur haut-niveau
Le compagnon de Maëlenn est lui aussi dans le milieu de la compétition, il est numéro trois mondial en match racing. Au départ, elle appréciait le fait qu’ils aient chacun leur projet individuel et qu’ils pouvaient se retrouver sur les mêmes régates et les mêmes entraînements, jusqu’au jour où il y eu une régate mixte en Suède qu’il souhaitait faire avec elle. Lui est barreur, elle est tacticienne : deux postes qui peuvent avoir des divergences de points de vue, remuant des enjeux affectifs. « Il faut savoir faire la part des choses entre être sur l’eau et à terre ; et sur l’eau il faut savoir aussi être professionnel, ce qui prime est la performance ». Maëlenn se confie : avant la régate, elle était particulièrement stressée et avait beaucoup d’appréhension, finalement l’expérience a été très enrichissante. Lui était avec son copéquipier, et elle avec sa coéquipière, ils ont su trouver des nouveaux fonctionnements, chamboulant leurs habitudes respectives.
Par exemple, les filles répétaient tout pour que l’information passe depuis la barre jusqu’à l’avant du bateau, et quand elles entendaient un « ok j’ai reçu », elles s’arrêtaient. Cela a surpris son compagnon mais, au final, il a trouvé ce type de communication intelligente et pratique en terme de transmission des informations.
Des sentiments partagés et des postures délicates
Un élément sous-jacent qui revient sans cesse à travers les discussions tenues avec les navigatrices que j’ai rencontrée, c’est ce sentiment d’infériorité, qui n’est pas exprimé clairement à chaque fois mais qui donne à voir que « rien est acquis » pour elles. Parfois elles ont l’énergie de prouver leurs capacités, prendre leur place ou encore simplement s’exprimer sur des domaines de savoir et de compétence. Mais parfois, une certaine timidité, ou un recul genré, une confiance malmenée les amènent à moins se confronter. Maëlenn me confie que, lorsqu’elle se trouve dans un groupe de voileux, elle n’ose pas dire qu’elle vient de ce milieu qu’elle maîtrise bien pourtant, et, ce, parce qu’elle n’a pas envie de se mettre en avant, ou qu’elle craint la réaction de certaines personnes. « Les hommes parlent beaucoup sur certains points, dès fois je me permets d’intervenir s’ils se trompent, dès fois je n’en ai pas envie ». Ce malaise qui lui est assez difficile à exprimer est exacerbé par le ressenti que « personne ne l’écoute » car « à la moindre chose que l’homme sait, il va bien me faire savoir que lui sait ». Évidement, Maëlenn s’interroge sur sa posture : s’agit-il d’un ressenti ou cela se passe-t-il vraiment comme ça ? Être entendu en navigation n’est pas chose facile car la voix, avec le vent et le bruit des vagues, ne porte pas toujours. Quand une voix s’impose sur les autres, c’est parfois compliqué de trouver sa place, et même dans un équipage féminin.
Maëlenn évoque justement son propre équipage : « On est une équipe, l’objectif est de faire progresser tout l’équipage, il y a donc cette cohésion qui est nécessaire ». La gestion humaine lui paraît parfois compliquée car « il y a plus d’affect, les femmes accumulent et prennent plus sur elles et le risque est que ça explose », en larme, avec la fatigue, « ça arrive et c’est pas grave », dédramatise-t-elle. Dans son équipage, elles essaient, à la moindre contrariété, de se le dire rapidement avant l’explosion ou la régate.
Relativisant la notion de genre, Maëlenn observe que la communication interpersonnelle relève plutôt des caractères et des personnalités individuelles. « Dans le haut-niveau, on on doit composer avec les autres, c’est comme ça, on n’est pas tous meilleurs amis », d’autant que le vivier de femmes n’est pas conséquent, »il est important qu’il y ait de l’entraide, de se booster mutuellement ».
Un an et demi après notre entretien, Maëlenn court toujours au sein de l’équipage féminin de match racing normand Match in Pink. Elle s’entraîne dans la rade de Cherbourg, et voyage sur ses jours de congés au gré des vents de la compétition. Ce qu’elle aime lors des duels en match racing, c’est la montée d’adrénaline et la technicité liée au réglage fin du bateau pour être plus performant et gagner. Elle a besoin de la mer et la mer lui rend bien.
1. Insa : Institut National des Sciences Appliquées.
2. 470 : « le papa du 420 », une classe de dériveur en double (monocoque).
3. Le match racing est une forme de régate où deux bateaux monotypes en équipage – mesurant entre 5 et 12 mètres – s’affrontent en duel, en un contre un.
4. Quatre bateaux engagés : un bateau 100% omanais masculin, deux bateaux mi-européen mi-omanais 100% masculin, un bateau 100% féminin franco-omanais.
5. « Le Tour de France à la voile ou l’apprentissage du haut niveau », Valérie Malécot, 10 juillet 2019, Le Monde.
6. La Congressional Cup est une compétition et un événement annuel de match racing sur le World Match Racing Tour. Il est navigué sur des Catalina 37.
7. Référence à l’ouvrage de Guy Debord, La société du spectacle, 1967, Edition Folio.
8. Le Vendée Globe est un tour du monde en solitaire sans escale et sans assistance, au départ des Sables d’Olonne et qui a lieu tous les quatre ans.
9. L’Imoca est une classe de voiliers de course mesurant 18 mètres (60 pieds) de long.
Texte et photos : Mathilde Pilon