Propos recueillis par : Mathilde Pilon, mars 2023 / Photos : Mathilde Pilon / Dessins : Sweety AroundZeWorld
Sarah et Sophie, la trentaine et férues de grand air, ont navigué depuis Marseille, leur port d’attache, jusqu’aux îles grecques du Dodécanèse à bord de leur cher Sweety, un Sangria de 1973. Au travers de leur regard perspicace et leur fine sensibilité, les deux deux complices “à la vie comme à la mer” racontent leur périple sous forme de dessins non dénués d’humour. Sophie au tracé et Sarah à l’aquarelle. Rencontre.

Sarah et Sophie, pouvez-vous vous présenter ?
Sarah : J’ai grandi dans le sud de la France, dans un village des gorges du Verdon, à proximité du lac d’Esparron. C’est donc là que j’ai découvert la voile. Vers onze ans, j’ai commencé à prendre des cours de planche à voile l’été. Au fur et à mesure des années, on sortait aussi hors saison et j’ai pu tester d’autres types d’embarcations, comme les dériveurs.
Sophie : Je n’ai pas du tout fait de voile quand j’étais petite. Par contre j’ai grandi sur une péniche en Seine-et-Marne. A la base, je voulais acheter un bateau fluvial, à moteur. La passion de la voile est venue petit à petit, par la pratique sur Sweety. Ce qui m’intéressait vraiment au début, c’était de voir comment toutes les deux on arrivait à faire avancer le bateau, et comment le lien évoluait entre nous sur le bateau.
Aujourd’hui, entre deux navigations, vous travaillez dans le spectacle vivant. D’où vous vient la fibre artistique ?
Sarah : A la fin du lycée, j’ai fait les Beaux-Arts à Avignon, j’avais une pratique très variée. Parallèlement, j’aidais des copains qui avaient un groupe de musique sur la lumière et la scénographie. Je me suis spécialisée à l’ENSATT de Lyon (Ecole nationale supérieure des arts et techniques du théâtre) pour me reconvertir comme éclairagiste. J’ai été régisseuse principale dans une structure culturelle à Marseille pendant deux ans et demi. Aujourd’hui je travaille pour des compagnies de théâtre. C’est à Marseille qu’on s’est rencontrée avec Sophie, on a suivi la même formation mais on se connaissait pas de l’école. Par la suite, ça a collé et on eu envie d’aventures, de projets sur l’eau.
Sophie : Après le bac, je n’arrêtais pas de dessiner des bédés, j’ai alors voulu passer les concours des trois plus grandes écoles d’illustration. Je suis arrivée aux concours avec mes petites planches de dessin “regardez, j’ai dessiné comme Garfield”, évidemment ils ne m’ont pas acceptée. Ensuite, j’ai commencé la fac de théâtre et j’ai rencontré une metteuse en scène en faisant du stop, qui m’a motivée à rejoindre une école de théâtre. Maintenant je suis éclairagiste, en pause pour faire du bateau.
Comment est né votre projet “bateau” ?
Sarah : On avait vraiment cette envie de voyage en itinérance, dans des endroits sauvages. Et dans la boîte bleue, aussi ! On est tout le temps enfermée au théâtre, dans une boîte noire.
Sophie : Pour répondre à ce besoin, on s’est dit “pourquoi pas vivre sur un bateau ?” puisqu’on est l’une et l’autre intermittente du spectacle et qu’on peut choisir d’habiter où l’on veut. Au départ, on cherchait un bateau qui pouvait faire aussi bien du fluvial que de la navigation à la voile, tel que les bateaux hollandais adaptés aux canaux, mais ils sont hyper chers, très grands et impossibles à naviguer à deux. C’est pour cela qu’on s’est orientée vers un bateau comme celui-ci, un Sangria.
Sarah : Par ailleurs, notre rencontre a permis d’accomplir un rêve d’enfant : quand j’étais petite, je voulais partir avec la Baleine blanche. C’était une association qui permettait à un groupe de jeunes adolescents de partir vivre une expérience de navigation à la voile en équipage pendant neuf mois. Le fait de rencontrer Sophie qui avait cette même envie de voyage a permis de réaliser ce rêve-là.
Quel est votre lien avec le Sweety, un Sangria de 1973 ?
Sophie : On l’a acheté en 2018 à l’Estaque à Marseille. Le propriétaire, qui avait beaucoup de souvenirs liés à ce bateau de famille, a aimé notre projet de voyage et a pris le temps de faire une jolie passation. Et dès qu’on a vu le nom, on s’est dit qu’il était pour nous : Sweety.
Sarah : Depuis, on lui a apporté de nombreuses adaptations et améliorations, comme installer un tube d’enrouleur, fabriquer un nouveau safran ou encore réfectionner la chaise d’arbre, et, ce, par nous-même dans la mesure du possible. On a fait notre premier voyage sur dix jours en plein hiver, cap sur Porquerolles. On a passé Noël et le jour de l’an sur l’eau.
Sophie : Ensuite on a réussi à se dégager trois mois de temps, destination Corse Sardaigne Sicile, les îles Eoliennes. Là c’était les premières traversées, les premières fois où l’on ne voyait plus du tout la terre, les premières fois où l’on a vu les dauphins, les baleines et les requins.
Sarah : Les premières nuits sans lune dans la brume. On ne maîtrisait pas encore bien les histoires d’AIS et on ne comprenait pas bien à quelle distance étaient réellement les bateaux. Tout était étrange et très particulier, dans un temps vraiment dilaté, hors réalité. Et comme ça nous a tellement plu, un an après, on a repris un peu de temps pour aller jusqu’à l’île d’Elbe.
Sophie : On a commencé à refuser des propositions de travail pour pouvoir se préserver du temps et naviguer. On a décidé de s’octroyer un an et demi pour ce voyage-ci, où on a réussi à rejoindre les îles du Dodécanèse.
Sophie : Notre prochain projet : monter dans le nord, région qui nous tente tellement. On voudrait s’installer en Bretagne pour pouvoir refaire des petits voyages de trois mois, et monter jusqu’en Norvège, en passant par l’Angleterre, l’Ecosse…
Sweety AroundZeWorld, comment est née cette envie de raconter ce que vous vivez à bord ?
Sophie : On aime bien faire plein de projets ensemble, du coup on s’est dit “et si on faisait du dessin ensemble ?” Moi, je fais le tracé et Sarah, elle peint. A l’origine, dessiner nous permettait de prolonger la journée de navigation, c’était vraiment juste pour nous deux.
Sarah : Pour cela, on cherchait le moment le plus emblématique de la sortie pour en faire une blague, on portait une anecdote personnelle sur un format d’image unique, à l’instar de Mike Peyton qu’on a découvert par la suite.
Sophie : Puis, on a commencé à mettre sur Instagram. Et comme des personnes suivaient notre compte, on s’est dit qu’il fallait poster un dessin par semaine. Désormais, c’est vraiment un autre exercice car on ne dessine plus des anecdotes intimes mais des anecdotes sur ce qu’on voit du milieu de la voile. Cela nous permet également de nous exprimer sur ce qui nous choque au moyen de l’humour qui permet de temporiser.
Sarah : C’est vrai, au départ on illustrait ce que pouvait être la vie à bord sous tous ces aspects pour faire rire. Petit à petit, on s’est dit que ce serait pas mal de proposer autre chose, de montrer une image différente du marin dur à cuire, homme, qui pense performance et chiffres. C’est important qu’il y ait d’autres représentations du milieu de la voile, qui sont finalement peu présentes. Ca commence à évoluer mais quand on regarde des gens comme Mike Peyton, il était presque le seul à faire de l’illustration de voile à son époque, il était dans un truc très genré et très stéréotypé : c’est l’homme qui navigue, la femme qui reste à la maison et qui n’est pas emballée par l’idée de faire une sortie le weekend avec les enfants.
Sophie : Du coup, on change même un peu les dessins. Au début, les personnages n’étaient pas très genrés. Maintenant, on a envie de montrer que ce sont deux filles qui font de la voile. On a également créé une nouvelle catégorie de planches qu’on appelle les “mansplaining” (ou “mecsplication” en français, un concept désignant le fait qu’un homme expique à une femme ce qu’elle sait déjà sans qu’elle n’est rien demandée), car ça nous arrive tout le temps. Ce sont pour le coup des histoires vraies, pas du tout exagérées, contrairement aux autres. Une fois, un homme en commentaire nous a dit “ah j’ai un peu honte de le dire mais je me reconnais dans ce petit personnage.”
Sarah : Là, on s’est dit que c’était pas mal car ça permettait aussi aux gens de se voir de l’extérieur, de réinterroger leur comportement et donc, à notre échelle, ça peut peut-être faire évoluer les mentalités. Le dessin, ça permet peut-être aussi d’accepter les situations qui ne sont pas drôles parce qu’on se dit qu’on pourra en faire un dessin. Voilà, tout cela permet de donner du sens au voyage, sur la longueur. Le fait de se tenir à créer un ou deux dessins par semaine, ça nous force presque à respecter une rigueur de travail.
Sophie : Avec le dessin, ce qui est rigolo, c’est qu’on est obligée d’aller naviguer pour avoir des idées. Vivement la mise à l’eau !
Sarah : Oui, on aimerait bien créer des événements conviviaux, comme des expos, des vernissages pour montrer nos planches selon les ports où l’on se trouve, et les gens pourraient y venir boire un coup. Par ailleurs, ça nous plairait bien aussi de faire un livre du genre La voile pour les nuls, avec les choses à ne pas faire, sur le ton de l’humour.
Qui est la capitaine à bord ?
Sarah : On ne veut pas de système pyramidal, donc l’une a pris les jours impairs et l’autre les jours pairs lorsque les autorités nous demandent. On est toutes les deux sur les papiers. En réalité, en mer quand il faut prendre une décision, on a toujours cinq minutes pour parler des meilleures options.
Sophie : Dans l’urgence, on est toujours d’accord parce qu’il n’y a pas mille solutions, sinon c’est celle qui a la décision la plus prudente qui gagne. On trouve super important que chacune puisse être autonome sur le bateau, de savoir tout faire. Par exemple, si l’une préfère telle ou telle manœuvre, l’autre doit être tout aussi capable de l’exécuter. Pareil pour les travaux, on réalise tout ensemble.
Sarah : C’est essentiel pour nous d’être au même niveau de connaissance pour tous les postes. C’est également important pour soi de ne jamais se faire porter par l’autre, pour ne jamais subir. Aussi, si jamais l’autre est en incapacité, il faut pouvoir être autonome. Et ne jamais se complaire dans des jeux de rôle de pouvoir.
Aux dernières nouvelles, le Sweety a rejoint l’Atlantique via le canal des 2 mers. Vite, vite, vite, cap vers la Bretagne !
Liens :






































