Emmanuelle Périé Bardout

L’exploratrice

Arrivée matinale à Concarneau, la ville s’éveille sous les rayons doux de juillet. Emmanuelle Périé Bardout, dit Manue, skippeuse, plongeuse et exploratrice à Under The Pole me reçoit dans les locaux d’Explore, le fonds de dotation de Roland Jourdain et Sophie Verceletto soutenant les explorateurs de la transition écologique. Son husky blanc, Kayak, vient me saluer à son tour et nous accompagne dans le bureau tapi d’ouvrages et de souvenirs d’aventure. Drapée d’une robe dont le bleu invite déjà à l’ailleurs, la jeune quarantenaire accoutumée aux journalistes présente son parcours animé par la mer et les aventures.

Ni une ni deux, Emmanuelle porte son regard vers l’horizon
© Mathilde Pilon

La mer, si loin, si proche

Très jeune, passionnée par les cétacés, elle rêve de devenir océanographe dans l’équipe du Commandant Cousteau. Un rêve semblant inaccessible depuis sa Champagne natale mais qui a pris forme le jour où, le Noël de ses douze ans, elle regarde un documentaire Thalassa présentant un groupe d’enfants qui embarquaient plusieurs mois sur le bateau école Fleur de Lampaul1. Malgré quelques résistances parentales mais bien décidée, elle monte son dossier et embarque à treize ans sur le fameux navire pour voguer entre Brest, l’Angleterre, l’Espagne, le Portugal, les Canaries et le Maroc. Cette première expérience demeure, pour elle, fondatrice car, au-delà de l’apprentissage de la voile, elle a découvert tout particulièrement la vie collective à bord.

A Troyes, éloignée du milieu maritime, elle s’imagine toujours océanographe. A vingt ans, Manue part en formation à l’école des Glénans à Concarneau et obtient son monitorat de voile, là voilà dans son élément et épanouie. Pendant trois ans, elle est cheffe de l’île de Penfret. Elle passe ensuite le Brevet d’Etat de voile à Quiberon et participe également à quelques régates de course au large (Fastnet et Figaro).

Quand les rêves d’enfant se font réalité

Puis un jour Emmanuelle quitte tout et part travailler à bord d’une expédition menée par Jean-Louis Etienne aux îles Clipperton2, un atoll français très isolé dans le Pacifique. Pendant un an, Manue conduit les scientifiques étudiant la biodiversité spécifique à l’atoll dans une passe compliquée, s’occupe de la sécurité des plongeurs et assure le ravitaillement avec le Rara-Avis3, un bateau du Père Jaouen. Forte de son savoir-faire technique, cette expérience lui forge de nouvelles compétences en logistique et communication.

De retour au pays, elle se forme à la plongée tout l’été avec celui qui deviendra son époux, Ghislain Bardout – ingénieur Suisse, moniteur de plongée et passionné d’alpinisme.

L’appel du grand nord, par delà les océans

Stimulée par les récits d’aventure dans le grand nord de Jean-Louis Étienne, elle embarque, cette fois-ci, sur le Southern star4, un voilier polaire de 25 mètres, pendant un an et demi comme seconde aux Spitzberg en Norvège. Elle rejoint ensuite Ghislain, qui, à son tour, a intégré l’équipe de Jean-Louis Étienne et réalise une mission de plongée au Pôle Nord.

Subjugués par la vie sous marine vivant sous les glaces, c’est alors que, à peine la trentaine, ils décident de monter leur première expédition, Under The Pole, en 2010.

Under The Pole, c’est un projet de deux ans, financé presqu’intégralement par la société suisse Rolex, impliquant des scientifiques, des plongeurs, des vidéastes et d’un chien Kayak pour prévenir des ours. L’objectif était de passer cinquante jours sur la banquise au pôle Nord géographique, évoluant à ski, et de réaliser des plongées. Ils y ont étudié l’épaisseur de neige sur la glace pour évaluer l’impact du réchauffement climatique, ainsi que la physiologie humaine à travers des études sur le sommeil à de telles températures. Et ils ont réalisé des reportages photographique et cinématographique comme outil de sensibilisation au monde aquatique polaire. Un film documentaire de 52 minutes, On a marché sous le pôle5, a pu être diffusé sur plusieurs chaînes en France, et un livre illustré du même titre6 a été publié.

Under The Pole, un nom de code pour un univers de possibles

A peine revenus, ils envisagent la suite, Under The Pole 2. Rien de tel que de se munir d’un voilier comme camp de base scientifique pour partir plus longtemps. Manue et Ghislain vendent leur maison et obtiennent un crédit pour se procurer le Why7, une goélette robuste en aluminium et bien isolée de 20 mètres de long, construite il y a 30 ans, dans un chantier à Nantes. Entre temps, leur premier petit garçon est né, Robin. C’est également à ce moment-là que « Bilou » (Roland Jourdain) et Sophie Verceletto les aident à préparer le bateau pour le rendre opérationnel.

Début 2014, le Why hisse les voiles et part pour deux ans au Groenland – dont un hivernage de six mois dans les glaces de la baie d’Uummannaq – avec l’équipe bénévole de vidéastes et de scientifiques, le chien Kayak, et cette fois-ci le petit mousse Robin, tout juste deux ans. Ils y étudient des bivalves – collectés lors de plongées – « dont la coquille est un marqueur du temps et du climat », précise Manue, et les crinoïdes, un animal marin ressemblant à des plantes, en partenariat avec l’université de Brest et le Musée d’Histoire Naturelle. Lors de leurs plongées, ils rencontrent l’un de plus gros poissons de la planète, le requin du Groenland, vivant entre 200 et 2000 mètres de profondeur ! Dans les glaces, l’équipe réalise aussi des carottages de glace quotidiens dans le cadre d’un programme sur la capture du CO2 et le réchauffement climatique. Sur le plan humain, apprendre à vivre confinés à une petite dizaine de personnes sur un voilier dans le grand nord est « une expérience incroyable », me confie Manue. « On a réussi à mener l’expédition de manière très professionnelle, d’autant que ce sont des plongées que peu de personnes est capable de réaliser, dans le froid et à plus de 100 mètres de profondeur ». S’en suit un travail de sensibilisation avec des documentaires photo et vidéo pour la télévision.

De retour à Concarneau, sur le quai, les responsables de leur nouveau sponsor les attendent, et les voilà presque déjà repartis ! Tom, le deuxième enfant est né, Under The Pole 3 est lancé et le Why reprend la mer en 2017 pour une expédition qui les mènera jusqu’à Tahiti, via le passage du Nord-Ouest. Ils mènent une première mission scientifique sur la fluorescence naturelle en Arctique avec un chercheur du CNRS. En Polynésie, ils pilotent un programme de deux ans sur les coraux profonds à plus de 120 mètres de profondeur pour considérer si ces derniers peuvent être un refuge pour les coraux de surface qui sont, eux, en danger d’extinction.

Ensuite, ils développe en interne le programme Capsule, un prototype d’habitat immergé aux larges dômes transparents pour observer les écosystèmes des fonds océaniques, et faisant office de camp de base à partir duquel ils peuvent plonger très profondément. Emmanuelle me montre des photos : « on peut vivre à 20 mètres de fond sans limite de temps grâce à des grandes bouteilles d’oxygène et à des recycleurs d’oxygène ».

Vie de famille et vie à bord, un juste équilibre

Manue venait de s’amuser à calculer que son « grand » – qui a huit ans au moment de notre rencontre – a passé à peu près la moitié de sa vie sur le Why, et son deuxième fils, Tom, n’a presque vécu que sur ce bateau. « C’est chouette car c’était notre défi de réussir à allier notre passion à ce que nous voulions faire professionnellement, et à une vie de famille », résume-t-elle.

Au départ, le couple craignait que la vie de famille sur le Why vienne perturber l’équipe. Mais, au contraire, ils se réjouissent que cela a créé « une ADN particulière sur les expéditions qui sont, de fait, très familiales ». Ils se sont entourés de personnes très pointues dans leur domaine mais qui, humainement, correspondent à l’esprit recherché à bord.

Être une femme à bord, connaître sa valeur et s’autoriser à…

Réalité très généralement constatée, peu de femmes montent à bord en « expé ». Sur le Why, ils recrutent principalement des personnes jeunes. « Ce n’est pas encore la parité à bord » mais, selon elle, « le fait est que les femmes qui ont une certaine expérience et qui sont compétentes, sont aussi souvent des femmes à l’aube ou déjà dans une vie de famille et qui ne peuvent pas s’absenter pendant trois ou quatre mois d’affilée sur un bateau ». A l’instar de leur coordinatrice de programme scientifique et spécialiste des coraux, maman d’un petit garçon, qui ne souhaite pas partir plusieurs mois. En effet, elle a l’impression que la plupart des femmes ne s’autorise pas la même chose que beaucoup d’hommes, en particulier vis-à-vis de leur famille : « Autant il y a encore beaucoup d’hommes qui se permettent d’avoir des métiers où ils partent pendant trois mois, c’est assez bien accepté par tous. Autant les femmes, […] elles se l’interdisent plus, ou tout simplement elles n’en n’ont pas envie car elles ne veulent pas laisser leurs enfants pendant autant de temps », ce que Manue comprend parfaitement et c’est bien la raison pour laquelle elle part avec eux (et une nounou) !

Malgré les risques que ces métiers d’explorateurs comprennent, certaines femmes se permettent toutefois de suivre leur passion. Manue me parle d’une de ses connaissances, la célèbre navigatrice Samantha Davies : « Sam est complètement passionnée et elle ne pouvait pas mettre sa passion de côté même en ayant eu un enfant, et c’est chouette de fonctionner comme ça ».

Quand au sexisme, elle ne le ressent que très rarement. Dans sa génération, « une nana qui fait ses preuves et qui est compétente, on l’estime largement autant qu’un mec », résume-t-elle. Les quelques fois où elle a eu l’impression d’être un peu testée, c’est par la génération d’avant, qui n’avaient pas encore l’habitude de côtoyer des femmes dans certains domaines.

Néanmoins, et c’est bien là où la chose devient plus délicate, Manue considère que les jeunes femmes qui se lancent dans la course au large ou des expéditions pensent qu’elles ont plus de choses à prouver encore. Le fameux syndrome de l’imposteur, qui peut les rendre plus rentre-dedans que certains hommes. « C’est agréable quand on dépasse ce sentiment », confie-t-elle.

Manue reconnaît que ses compétences de skippeuse lui permettent d’avoir son propre rôle et sa propre place à bord, mais qu’elle n’irait pas très loin sans le mécano ou encore sans Ghislain sur des aspects techniques comme le chauffage ou les circuits électriques du Why. En effet, quand ils naviguent à la voile, elle revient vraiment à ce que, elle, elle sait faire, et, là, elle se sent légitime et bien dans ce type de navigation. C’est vraiment un travail d’équipe, qu’elle dit « très respectueuse », comme en plongée.

L’importance de la connaissance de ses propres limites et de la communication est primordiale. Manue insiste sur le fait que pouvoir se dire à soi-même et au reste de l’équipe lors d’une expédition « là je ne le sens pas », « j’ai peur », « je n’ai pas envie » est capital. Elle ajoute : « On estime qu’un explorateur, un plongeur technique profond, un navigateur dans ces coins là (les Pôles), soit en maîtrise complète ». « Mais dès fois, tu as peur… » Et comme elle se dit en capacité à communiquer ses ressentis ou ses limites, elle permet de « détendre pas mal de monde avec ça » et « souvent ça surprend les gens ». Par exemple, trois jours avant de rentrer dans la capsule, elle avait peur d’être claustrophobe et de gérer la capsule de nuit, alors elle a tout simplement exprimé à son équipe son appréhension car, finalement, « c’est important de montrer qu’on n’est pas des super héros, sans peur sans limite ».

De ses yeux en amande et sa chevelure brune, on l’imaginerait originaire de ces contrées lointaines et insolites où elle se plaît à tisser des liens. La tête sur les épaules, et les pieds bien ancrés, Manue entremêle les différentes parties d’elle-même à ses aspirations les plus profondes. Non sans questionnements, à sa manière, elle a su relever un défi bien souvent imposé aux femmes, pouvoir allier passion, travail et vie de famille.

1. Le Fleur de Lampaul est un dundee breton construit en octobre 1947. Il appartient aujourd’hui à Gilles et Sylvie Auger, gérants de la société Nordet Croisière et du Chantier Naval Bernard à Saint-Vaast-la-Hougue (Manche).

2. L’île Clipperton, anciennement dénommée île de la Passion, est une possession française composée d’un unique atoll situé dans l’Est de l’océan Pacifique nord, à 1 081 kilomètres au sud-ouest du Mexique (Source : Wikipédia).

3. Le Rara Avis (littéralement « Oiseau Rare » en latin) est une goélette à trois mâts, construite en 1957 aux Pays-Bas. Depuis 1973, il fait partie de la flotte de l’association des Amis de Jeudi Dimanche créée par le Père Jaouen.

4. Dériveur lesté en aluminium, construit par Stephens Marine USA sur des plans de William Tripp. Sloop gréé en cotre. Aujourd’hui utilisé pour des voyages voile et randonnée dans le grand nord.

5. On a marché sous le pôle, de Thierry Robert, 2010.

6. On a marché sous le pôle, de Ghislain Bardout, Emmanuelle Périé-Bardout et Benoît Poyelle (photographe), Éditions Le Chêne, 2011.

7. https://www.underthepole.com/presentation/le-bateau

Auteur : Mathilde Pilon

Cléo

La chercheuse d’idéal

Animée par l’esprit d’aventure et d’autonomie, Cléo est emprunte d’un idéal de liberté et d’émancipation qu’elle construit jour après jour. Venue de Bretagne en stop jusqu’au Portugal, Cléo participait au chantier bénévole de rénovation de l’Albarquel, un vieux gréement, en mixité choisie, où je m’étais également rendue début janvier 2020. Habituée des organisations collectives, elle m’avait impressionnée par son aisance relationnelle, son verbe éclairé et une énergie sans faille à vouloir participer aux différents ateliers de réfection.

Très concentrée, Cléo est en plein ouvrage de réfection sur l’Albarquel
© Mathilde Pilon

L’appel du large

Cléo, 35 ans, habite temporairement sur l’un des voiliers du collectif LiberBed dans lequel elle s’est impliquée, à Douarnenez dans le Finistère. LiberBed1 est une association d’éducation populaire qui met à disposition des bateaux à prix libre aux personnes qui ont envie d’apprendre à naviguer. Créée en 2015, l’association s’inscrit dans une démarche de lutte contre tout type d’oppressions. Ils ont décidé de proposer des bateaux de différentes tailles pour pouvoir évoluer dans l’apprentissage de la navigation : des Optimists, un catamaran, des 416 et des 420 pour la voile légère, et quatre voiliers de six à douze mètres pour l’habitable.

Mais comment en est-elle arrivée à vivre sur un bateau ? Depuis plusieurs années déjà, son envie de naviguer était très présente. Par conviction écologique, Cléo ne prenait plus l’avion pour voyager, ce qui animait d’autant son appétence pour la navigation et l’utilisation du vent – une énergie dite propre, moins polluante. Motivation accrue par la sensation de liberté que propose un bateau.

Trois ans auparavant, elle était partie naviguer avec des copains pendant une semaine : l’expérience-déclic qui lui a mis des étoiles dans les yeux…

Issue d’une famille bretonne, elle avait déjà eu un avant-goût de la navigation grâce à son beau-père qui l’emmenait caboter sur son voilier le long des côtes bretonnes. Elle était « son mousse » et apprenait de manière « assez classique ». Enfant, Cléo avait suivi quelques stages de voile légère, ce qui lui a valu d’expérimenter quelques sensations dont une « méga flippe » à cause d’un moniteur « ni attentionné ni bienveillant », qui avait fait sortir le groupe de cata en pleine tempête. Des petits traumas liés à la hiérarchie qui ont certainement été, entre autres, à l’origine de sa volonté tenace d’émancipation des codes verticaux de l’éducation et de la société.

De la réalité de la pratique à la prise de confiance

L’hiver 2019, pendant trois mois, Cléo a rejoint un équipage, alternant entre sept et dix personnes, pour traverser l’Atlantique et rejoindre le Brésil. Seules deux personnes de l’équipage « n’étaient pas des mecs ». Pour elle, cette transat a été, une nouvelle fois, synonyme de confrontation avec la hiérarchie, le sexisme et la domination par le savoir. Dans l’apprentissage, c’était important pour elle que le capitaine lui laisse de la place, pourtant sa volonté de tout apprendre du voilier fut quelque peu étouffée… « Il ne devait pas être conscient de ce qu’est transmettre des connaissances, ni de donner de l’autonomie à des personnes qui apprennent », résume Cléo. Et regrette : « Je n’ai même pas appris à faire de la carto alors que ça faisait trois mois qu’on voyageait ensemble. »

Alors, de retour en France, elle ne voulait faire du bateau qu’en mixité choisie2, sans mâle dominant, pour ainsi prendre confiance dans ses capacités. Skipper un bateau est un long chemin qui demande de prendre confiance en soi, « confiance dans le fait de faire soi-même, d’être capable d’assurer et d’assumer le bateau, de savoir comment fonctionne le voilier », souligne-t-elle.

Elle ajoute : « Sur un bateau, tu es clairement face à tes limites, on ne peut pas faire semblant, ce n’est pas comme dans le reste de la vie. […] L’objectif, c’est que le matériel et les personnes soient en sécurité et, ça, ça demande de savoir maitriser son bateau matériellement, de savoir où est-ce qu’on va, les conditions météos, à quel moment on décide de partir, pourquoi, combien de milles on va faire, et comment ça va se passer. »

La navigation, ce n’est pas seulement apprendre sur soi, mais c’est aussi apprendre des tâches manuelles, et cela représente d’autant plus un enjeu pour les personnes qui ne sont pas des mecs cisgenres, à savoir « les meufs-cis, les personnes non mineures, les trans assignées meufs », puisqu »on nous a pas donné accès aux compétences manuelles – ça dépend des familles évidemment -, ni donné confiance dans nos capacités manuelles, dans notre force, notre corps […], c’est tout ça qu’il y a à rattraper ! »

Aujourd’hui, elle se sent autonome mais admet qu’elle a encore plein de choses à apprendre. La baie de Douarnenez est un bon terrain de jeu, elle s’entraîne avec « les copain.e.s ».

En quête de sens

Son esprit libertaire ne vient pas de nulle part. Le bac littéraire en poche, Cléo s’est essayée en école d’infirmière puis dans « des petits boulots aux conditions pourries » pendant deux ans, ce qui lui a permis de découvrir le monde du travail, d’observer « l’oppression sexiste à l’œuvre dans tous ces milieux-là » et, par conséquent, de forger ses convictions politiques.

Après s’être replongée dans des études en travail social, elle a travaillé plusieurs années dans différentes structures dans le Finistère. C’est également à ce moment-là, du haut de ses 24 ans, qu’elle s’implique dans un collectif d’aide aux sans-papiers à Brest, où elle découvre un fonctionnement horizontal avec des décisions prises au consensus. Elle y a appris « à structurer sa pensée, à prendre des décisions collectives, et en même temps à avoir un regard sur les rapports de pouvoir – car dans tous les groupes, il y a un rapport de pouvoir, que ce soit en mixité ou en mixité choisie -, et d’essayer de comprendre comment on compose avec ça, sans hiérarchie ». Cette aventure militante durera deux ou trois ans.

Après une année au Canada, elle s’installe à Rennes. Nouvelle expérience dans le travail social, elle en conclut assez rapidement que son activité n’est qu' »un pansement sur une jambe de bois d’un système basé sur des domination, dit-elle. Et puisque, au final, elle ne trouvait plus de sens dans son travail, et que, pour Cléo, il est important de « fonctionner en coopération et de réfléchir ensemble, à tous les échelons, du micro au macro, en cohabitation avec les autres espèces, sur une profonde transformation sociétale et un bien-être commun », elle a décidé de ne s’investir que dans des activités militantes ayant du sens pour elle.

Avant de poser le roof, il faut préparer le chantier
© Mathilde Pilon

Pourquoi le militantisme ?

Vous l’aurez compris, Cléo n’a pas la langue de bois mais plutôt des utopies qu’elle essaie de concrétiser à sa manière, des luttes qu’elle mène de front dans son style. Sa réponse à la question « pourquoi le militantisme ? » sort de ses tripes… : « La société est pleine d’oppressions ! L’oppression sexiste, je trouve ça dégueulasse, l’oppression âgiste3, je trouve ça dégueulasse, tout comme le validisme4, le racisme, les oppressions de classe, le spécisme5 ; j’aimerais bien que ça fonctionne différemment car j’ai toujours un peu une utopie ». Sa colère vient de l’enfance, explique Cléo, période où elle sentait les oppressions « âgistes » des adultes sur elle, et sexiste aussi – entre autres à l’école primaire où elle s’était fait agressée. Très tôt, elle a commencé à « sentir » et à réfléchir sur les fonctionnements différents envers les garçons et envers les filles. Elle s’est alors « dépatouillée petit à petit », avec la volonté de faire ce qu’elle a envie et comme elle le décide.

Voyager loin, faire du stop, vivre des aventures, tout ça a été très important dans sa construction. Mais, le plus crucial à ses yeux, c’est que d' »être une meuf ne soit pas un frein ». Au fond d’elle, elle ressentait toujours une distinction entre ce que les autres percevaient d’elle – en tant que fille – et, elle, comment elle-même se percevait – en tant que personne. Être assimilée femme l’a toujours pesé. Depuis lors, de nombreuses lectures sur le féminisme et le queer6 l’ont beaucoup aidées et elle considère aujourd’hui que le problème est la binarité imposée par la société, alors que tout un chacun peut se sentir comme il ou elle a envie, à savoir non binaire. Elle ajoute :  » Il y a, disons, deux extrémités, le féminin et le masculin ; on se situe tous entre les deux pôles, ça fluctue entre les deux. C’est très intime. Parfois je peux me sentir « très meuf » (robe et paillettes) et d’autre fois « très mec » (utiliser une machine, conduire un tracteur), et, là encore, c’est un fonctionnement très binaire et j’espère qu’un jour il n’y aura plus ces classifications. Dès fois, je joue avec, d’autres fois je les subie, ça dépend ». De « hétéra » à « gouine7« , elle s’est ainsi construite son parcours intime à la notion de genre.

Vivifiée par les émotions de liberté et les pics d’adrénaline procurés par la voile, Cléo a soif d’aventure et de rapport fort aux éléments. Elle a trouvé en partie dans la navigation ce qu’elle recherche depuis plusieurs années à travers sa déconstruction intellectuelle de la société, à savoir l’envie de créer un espace des possibles, le besoin de bricoler avec ses mains et l’autonomie que procure un voilier.

1. https://liberbed.net

2. Meufs/Gouines/Trans/Inter/PD (sans mec cis hétéro).

3. Âgisme : discrimination par l’âge.

4. Validisme : discrimination ou rapport de pouvoir des personnes dites valides sur des personnes dites handicapées moteur ou mental.

5. Spécisme : domination de l’espèce humaine sur les autres espèces animales et végétales.

6. Queer est un mot anglais signifiant « étrange », « peu commun », « bizarre » ou « tordu », il est utilisé pour désigner l’ensemble des minorités sexuelles et de genre : personnes ayant une sexualité ou une identité de genre différentes à l’hétérosexualité ou la cisidentité (Source : Wikipedia).

7. Gouine : terme longtemps considéré comme une insulte, qui aujourd’hui est utilisé par les militant.e.s féministes et LGBT comme réappropriation politique du mot.

Auteur : Mathilde Pilon

Des femmes et la mer

Portraits de navigatrices d’aujourd’hui.

Par ordre d’apparence : 1. Charlotte Yven, voile légère et course au large ; 2. Martine Préel, accompagnatrice Défi Voile Adaptée ; 3. Emmanuelle Périé Bardout, exploratrice à Under the Pole ; 4. Louise Ras, skippeuse de l’Hirondelle et coordinatrice Sailing Hirondelle ; 5. Anna, à la « méca » sur l’Albarquel et membre des Bordées ; 6. Maëlenn Lemaître, championne du monde en match racing ; 7. Cotenteam, l’équipe féminin en J80 de Cherbourg ; 8. Julie Mira, coach voile adaptée aux femmes chez « Les Marinettes » ; 9. Raphaëlle Ugé, membre de Balance Ta Voile et éducatrice sportive en voile ; 10. Marta Güemes, amatrice de voile sportive et salariée à Ocean Peak Project ; 11. Gallia Vallet, artiste nomade ; 12. Cécile Le Sausse, chargée de projet à Explore ; 13. Cléo, membre de Liberbed

Au delà des navigatrices connues et médiatisées pour leurs exploits de régates, transat en solitaires, et autres courses autour du monde (Ella Maillard, Florence Arthaud, Isabelle Autissier), et de quelques aventurières originales (Anita Conti, Jéromine Pasteur, Tania Aebi) pour lesquelles il faut reconnaître tout leur mérite avant-gardiste, il est nécessaire de constater que leur reconnaissance est un phénomène récent – comme en témoigne la volonté aux Jeux Olympiques de 2024 d’organiser plus de régates en mixte (série 470) ou encore la confiance accordée par l’une des plus grosses écuries françaises de course au large à une femme, Clarisse Crémer, pour concourir à bord d’un monocoque le Vendée Globe de 2020.

Toutefois, il reste important de souligner que le milieu de la voile reste majoritairement masculin, tant dans le nombre de licenciés hommes à la Fédération Française de Voile bien supérieur à celui des femmes (seulement 25% de femmes licenciées, après l’âge de 15 ans) et dans la faible participation féminine dans les courses au large (10%), que dans les mentalités où le sexisme perdure. En effet, selon l’association britannique visant aux changements positifs (environnement, égalité des genre, etc.) dans la voile au niveau mondiale, la World Sailing Trust, une enquête menée dans plus de 75 pays montre ainsi qu’au moins 60% des femmes répondant au questionnaires ont été victimes de discriminations sexistes.

Sous forme de portraits de femmes impliquées dans le milieu de la voile en France, ce reportage s’attache à mettre en lumière treize femmes passionnées par la navigation, afin d’entendre leur voix et leur parcours, de comprendre ce qui les porte et de rendre compte de leurs choix de vie.

Comment sont-elles arrivées dans ce milieu ? Quelles sont leurs motivations ? Comment vivent-elles leur féminité à bord ? A quels obstacles ont-elles dû faire face ? Comment se sont-elles fait accepter en tant que femme ? Comment vivre une vie d’aventure et vie de couple ou de famille ? Portent-elles un enjeu fort à faire reconnaître leur place à bord ? Quels liens entretiennent-elles avec la mer et le bateau ?

Pour avoir un éclairage sur ces questionnements, je suis allée, en 2020 et 2021, à la rencontre de femmes (genre tel qu’elles se définissent elles-mêmes), vivant seule, accompagnée, en famille ou encore organisée en collectif militant, de skippeuses et régatières haut-niveau ou amatrices, de tout âge, de tout horizon, ou de femmes simplement animées par cette pratique.

Pour lire les articles :

Martine Préel : Accompagnatrice Défi Voile Adaptée

Anna : La mécanicienne marine

Charlotte Yven : De la régate à la course au large

Marta Güemes : De la Mini Transat à la voile pour tou.te.s.

Gallia Valet : L’artiste nomade

Cléo : La chercheuse d’idéal

Emmanuelle Périé Bardout : L’exploratrice

Louise Ras : La narratrice de la mer

Cotenteam : Le très enthousiaste équipage 100% féminin cherbourgeois

Cécile Le Sausse : L’énergique skippeuse

Julie Mira : La coach voile au féminin

Maëlenn Lemaître : La championne du monde en match racing

Raphaëlle Ugé : La lanceuse d’alerte